Au début des années 1980 les enseignants des disciplines techniques des Lycées Professionnels et Techniques (devenus ensuite Technologiques) ont dû s’adapter à la réalité professionnelle à laquelle ils préparaient leurs élèves. Ce fut particulièrement le cas de la nécessaire adaptation liée au développement de l’informatique aussi bien dans le tertiaire que dans l’industriel. Rappelons ici quelques exemples : la bureautique, les logiciels professionnels de comptabilité, les machines à commande numérique ou encore les systèmes de découpe assistée par ordinateur, sans oublier la célèbre CAO-DAO (conception et dessins assisté par ordinateur). Ce qui est impressionnant, avec le recul, c’est de constater que loin d’être ridicules, les établissements et les équipes enseignantes ont su mettre en place les moyens adaptés pour que leurs élèves sachent s’insérer dans les nouveaux contextes professionnels. Qu’a t-on fait de leur expérience ?
Les leçons des 80’s
Ces changements se sont faits, principalement, autour des équipements, des infrastructures, des locaux et leur organisation et de la formation des enseignants. A l’époque on savait déjà qu’il ne suffit pas d’avoir une belle machine neuve pour que tout change. Rappelons que dès la deuxième moitié des années 1980, des examens se déroulaient sur poste informatique sans qu’il y ait plus de difficultés que cela. Il ne s’agit pas ici de jouer « aux anciens combattants », ou au « c’était mieux avant ». Non il s’agit de rappeler que, dans nos institutions, nous n’apprenons que difficilement de l’expérience et que, de plus, ce qui est acquis d’un côté (LP LT), n’est pas transféré à côté (Lycée Général, collège, écoles). On rétorquera que ce n’est pas le même contexte, ce n’est pas la même chose et que dans ces autres lieux, on est en distance des impératifs du monde professionnel… Est-ce pour cela qu’alors que l’enseignement professionnel et technologique a su maintenir son niveau, l’introduction de l’informatique et du numérique dans l’enseignement général est aussi chaotique ? Equipements, infrastructures, formations sont bien communs aux différents ordres d’enseignement ! On dira que la différence c’est dans la pédagogie et le contenu. Il suffit d’aller dans ces établissements et dans les lieux de ces enseignements pour se rendre compte que la pédagogie (souvent innovante) est vraiment au rendez-vous.
Où se situe donc le problème ? En premier lieu, la contrainte professionnelle a des conséquences directes sur la dynamique d’adaptation des établissements. Cela se traduit bien sûr par des moyens financiers, mais surtout cela se traduit par la manière dont les équipes éducatives de ces établissements ont su évoluer.
Quelques exemples, pris sur le terrain il y a longtemps, montreront cela. Parlons d’abord de l’agencement des salles informatiques. Très rapidement, on est passé des salles d’ordinateurs alignés à des salles hybrides : ordinateurs le long des murs et ilots centraux pour travailler en équipe, en groupe, en collaboration. Formation par les pairs et prêt d’ordinateurs par l’établissement : chaque semaine ou quinzaine, un atelier ouvert permettait aux enseignants de confronter questions et solutions, parfois avec l’aide d’un personnel (enseignant ou non) plus aguerri. Lorsqu’un enseignant voulait se perfectionner et d’entraîner, certains établissements leur ont permis d’amener un ordinateur à domicile pendant les temps de vacances.
Du côté des infrastructures et de la maintenance, la priorité a été vite comprise. On ne peut travailler correctement si ça ne marche pas de manière régulière. Tout n’a pas été parfait bien sûr, gardons-nous de tout angélisme. Mais, étonnement, il n’est pas rare de voir ici ou là des enseignants issus de ces établissements (même dans l’enseignement général) faire preuve d’un dynamisme et d’une inventivité importante dans le domaine de l’usage de l’informatique dans leur classe.
Que retenir du professionnel ?
Reprenons ici les caractéristiques de ce qui aurait pu être transféré.
– La maintenance, préventive et curative, a toujours été un impératif. De proximité, bien sûr, mais aussi régulière et parfois externalisée. On s’étonne de voir la naïveté sur ce sujet de nombre de projets d’équipements qui sous-dimensionnaient cette question. Quand les tablettes sont arrivées, certains ont même cru le problème résolu. Mais c’était oublier les contraintes du monde scolaire, et plus avant la différence entre un usage personnel et un usage en contexte professionnel.
– Les infrastructures sont souvent défaillantes, elles se voient moins. Un élu déclarait il y a deux ans qu’il vaut mieux un beau rond-point qu’une fibre optique avec le haut débit, aux yeux de l’électeur… Car ça se voit, ça se perçoit. Le nombre de témoignages sur la défaillance des infrastructures est toujours surprenant à constater. Les enseignants qui en témoignent le déplorent. Les mauvaises langues (parfois des geeks…) disent que certains enseignants utilisent ce « faux » prétexte pour ne pas introduire le numérique dans leurs pratiques.
– La formation des enseignants n’est pas un problème nouveau. Elle reste le point faible de la plupart des dispositif actuels dans l’enseignement général. Il faut l’envisager de manière systémique : articuler les formes possibles de formation, de l’auto à l’hétéro formation, du stage à l’aide entre pairs, voir aux ateliers de partage des pratiques. Malheureusement cela semble difficile à concevoir si le volontariat n’est pas fort (ce sont toujours les mêmes ?). On peut renvoyer la question du statut des enseignants et de la place de la formation (sous toutes ses formes) dans le parcours professionnel. Au-delà des intentions déclarées, force est de constater que se former tout au long de la carrière est davantage un slogan qu’une réalité.
– L’organisation temporelle des enseignements. Certains enseignants disent que dans le professionnel les enseignants disposent de plages horaires longues avec les élèves alors que dans l’enseignement général on aurait un saupoudrage hebdomadaire d’heures isolées. Si l’on regarde les emplois du temps de la plupart des établissements, cela se confirme. Or la gestion du temps est une caractéristique essentielle des apprentissages qui n’est pas prise en compte. Si parfois un quart d’heure peut suffire pour certains points, pour d’autres il faut des plages beaucoup plus longues. L’émergence de l’idée de classe inversée n’est pas étrangère à cette prise de conscience.
– L’organisation de l’espace dans les établissements voit, en ce moment, apparaître une nouvelle vague (mode ?). Il suffirait d’avoir une salle avec des sièges mobiles (style Node de Steelcase ou de concurrents moins coûteux) autour d’un tableau interactif pour révolutionner l’enseignement. Ou encore, l’organisation en ilots serait aussi la panacée. Outre que ces propositions sont loin d’être nouvelles, on s’interroge sur les enjeux pédagogiques de ces propositions. Ce ne sont pas les arguments qui manquent, mais les témoignages recueillis au travers de reportages télévisés récents laissent sceptique (la rhétorique du changement comme amélioration est récurrente). Or cette réflexion sur les espaces et leur occupation dans le cadre de l’enseignement est présentée comme une grande nouveauté alors que depuis longtemps, en particulier dans les disciplines professionnelles, mais pas seulement, c’est une évidence.
La plus importante différence et la plus fondamentale est probablement celle de la finalité de l’enseignement. Si d’un côté il y a un lien avec l’avenir de l’élève, de l’autre côté, il y a une distance avec la société qui est première. C’est cette distance qui a permis que ce fossé se creuse à un point tel que ministres et conseillers n’en ont même pas pris la mesure.
Elitisme et numérique
La revalorisation de ces filières aurait mérité d’abord que l’on considère que ce qu’elles ont su faire, pouvait aussi servir d’exemple à la filière généraliste. Au lieu de cela, on n’a eu de cesse de tenter de « généraliser » ces filières en allant jusqu’à rendre théorique des enseignements pratiques. Non qu’il n’y en ait pas besoin, mais l’idée qui sous tendue était davantage de fondre le technologique dans le général que de faire du technologique une option nécessaire du général. Le rapport récent sur ces filières ne vient pas contredire cette analyse.
Aussi peut-on se demander s’il ne faudrait pas repenser fondamentalement la place des techniques, et pas seulement des sciences, dans la culture générale de l’honnête homme. En tout cas l’exemple de l’informatisation dans l’enseignement illustre le fossé, la distance qui sépare finalement une conception élitiste de l’enseignement d’une conception culturelle commune qui fonderait réellement l’éducation, bien au delà du socle (si mal nommé ?).
Bruno Devauchelle