Comment donner envie à des nouvelles générations de découvrir le fabuleux récit autobiographique à succès de Joseph Joffo, paru en 1973, et mettant en scène l’incroyable périple à travers la France de deux enfants juifs fuyant l’ennemi nazi et tentant de retrouver leur famille ? Pour réussir pareille entreprise, le réalisateur construit le scénario en respectant les faits réels racontés dans le livre, noue avec son auteur une relation privilégiée et lui confère le statut de consultant pendant la préparation. Le cinéaste canadien souhaite également que le thème entre en résonance avec les problèmes contemporains d’immigration, de racisme et d’oppression, tout en mettant en lumière l’expérience initiatique vécue alors par des petits juifs luttant pour leur survie. Cette adaptation, lyrique et généreuse, s’offre à nous plus de quarante ans après la première, celle du cinéaste Jacques Doillon, réalisée en 1975, en une forme plus sèche et sobre, dans un contexte historique où la France découvre alors le rôle actif du régime de Vichy dans la collaboration avec l’occupant allemand. « Un sac de billes » dans la version ici proposée s’articule autour de la perception, à travers le regard d’un petit narrateur et de son frère aîné, tous deux héros malicieux et courageux, d’un moment capital de notre histoire commune. Cette transposition à l’écran peut susciter aussi chez de jeunes spectateurs d’aujourd’hui interrogations et réflexion sur les nouvelles formes de persécution et d’intolérance.
Montmartre, de l’insouciance à l’étoile jaune
Le film s’ouvre sur le retour en aout 1944 dans son quartier qu’il reconnaît à peine d’un garçon de douze ans constatant les effets du temps sur sa conscience, son passage de l’enfance à l’âge adulte). La voix off de Joseph le narrateur devrait nous rassurer sur le sort de ce gamin qui va bientôt sous nos yeux se retrouver sur les routes avec son frère aîné, séparés des parents, livrés à eux-mêmes, en pleine guerre.
Flash-back. Nous sommes dans les années 40, à Montmartre entre le salon de coiffure paternel, les ruelles et l’école. Après quelque temps d’insouciance et de jeux, l’instauration du port obligatoire l’étoile jaune en 1942, signe tangible d’un durcissement d’une situation déjà incertaine, conduit le père (Patrick Bruel, très juste), avec l’accord de la mère (Elsa Zylberstein, bouleversante), à prendre une décision terrible. Il n’est plus temps pour Joseph d’échanger avec un copain son étoile contre un sac de billes. D’autres écoliers qui traitent les enfants de ’youpins’ annoncent des dangers plus grands. Après avoir fait la leçon (durement, à coups de claques) à ses deux enfants sur le fait qu’ils ne devront jamais dire qu’ils sont juifs, ils les enjoint de partir immédiatement et de prendre le train. Munis d’un pécule, ils sont supposés traverser la France, de la zone occupée à la zone libre, pour atteindre Nice où la famille sera à nouveau réunie.
Un périple initiatique à hauts risques
Intuition des dangers, capacités exceptionnelles de débrouillardise, trésors de pragmatisme, liens indéfectibles de fraternité, constituent les seules armes, forgées dans l’adversité, dont disposent les deux gamins juifs, dans un environnement hostile. Au fil de ce voyage périlleux, alors qu’ils ne connaissent aucun réseau, n’ont ni papiers d’identité, ni cartes de rationnement, ils peuvent compter sur des solidarités discrètes : prêtre, paysan, camionneur, passeur, médecin (séquence émouvante avec celui incarné par Christian Clavier, lequel leur permet d’échapper au ‘contrôle’ de leur circoncision). Ils parviennent aussi à force de ruses et de stratagèmes à échapper à plusieurs reprises à des arrestations aux abords des gares ou dans les trains, alors que sous leurs yeux d’autres sont ‘raflés’ par des membres de la gestapo ou des zélés collaborateurs du régime de Vichy.
L’arrivée solaire en bord de mer, les tendres retrouvailles provisoires avec les parents Joffo à Nice offrent un répit lumineux aux deux jeunes héros de ce tour de France très particulier. Nice, après l’occupation italienne, devient en septembre 1943, avec l’occupation allemande, un faux refuge pour les Juifs, et, en dépit d’une résistance diffuse et de réseaux de solidarité des Niçois, bien des persécutés (dont le père de Joseph et de Maurice) ne pourront échapper à la déportation et à la mort. Une tragique nouvelle que les deux petits résistants au mauvais sort apprendront beaucoup plus tard. A leur retour à Paris.
Le regard énergique de l’enfance, une vision historique aux résonances modernes
Le spectacle de la violence de la guerre, des ravages de l’antisémitisme et des actes de cruauté ne nous est pas épargné. Mais la force de vie, l’humour et l’esprit malicieux des deux enfants jetés malgré eux dans cette horreur impriment un optimisme et une énergie à leur chemin semé de pièges mortels. Il se transforme en un parcours d’apprentissage (en accéléré) de l’existence. La caméra ne s’éloigne jamais des deux protagonistes et la voix off de Joseph nous rappelle périodiquement que cette épopée miraculeuse n’est pas l’illustration d’un livre d’histoire mais la transposition, chargée d’émotions et de dynamisme, portée par le jeu renversant des deux interprètes (Dorian Le Clech en Joseph, Batyste Fleurial Palmieri en Maurice), d’une expérience exceptionnelle, vécue par des enfants, devenus grands par l’ampleur des épreuves à surmonter.
Le cinéaste Christian Duguay insiste dans sa démarche d’adaptation sur la dimension universelle du sujet traité dans lequel ‘le public moderne se retrouvera pleinement’. Il rejoint en cela la conviction de Joseph Joffo lui-même qui dit avoir ‘été pris de frissons’ et avoir ‘pleuré à la vision de ce « Sac de billes ». Et il ajoute : ‘A l’heure actuelle, l’histoire que j’ai vécue résonne de manière particulièrement forte. Des enfants sont eux aussi contraints de fuir comme nous il y a cinquante ans. Ils se retrouvent sur les routes, totalement isolés et livrés à eux-mêmes. J’espère que le film nous incitera à nous interroger sur la question de ces enfants et de ces familles déchirées’. Autrement dit, un programme de débat, salutaire et généreux.
Samra Bonvoisin
« Un sac de billes », film de Christian Duguay-sortie le 18 janvier 2017