Au milieu de la vague des pamphlets et des ouvrages incendiaires ou assassins sur l’Ecole, des navires de la pensée peuvent-ils encore tracer leur route ? C’est ce qu’essaie de faire le livre d’Aziz Jellab, « Société française et passions scolaires ». L’ouvrage montre comment l’Ecole entretient des relations complexes avec le pays, son histoire, ses valeurs, ses idéaux, ses doutes et aussi ses contradictions. L’auteur, inspecteur général et chercheur à l’Université de Lille 3, interroge nos résistance face à la démocratisation de l’éducation. Nos résistances ne sont pas que celles de la société française. C’est d’abord aux enseignants et aux acteurs de l’Ecole qu’il s’adresse. Pour démocratiser l’Ecole il faut incarner la démocratisation dans les pratiques pédagogiques. Un sacré défi…
Ce livre est différent de vos ouvrages précédents qui portaient sur un aspect du système éducatif, souvent l’enseignement professionnel, dont vous êtes spécialiste. Pourquoi publier une réflexion si riche sur le système éducatif français à ce moment précis ?
C’est un travail commencé il y a 3 ans, juste après le débat sur la refondation. Le caractère passionnel du débat sur l’école m’avait frappé. Et puis il y a eu la publication des résultats de Pisa 2012. Et là je me suis dit : « c’est étrange c’est un débat passionnel mais il y a une difficulté à en parler de façon sereine ». Il n’est pas étonnant que l’Ecole soit passionnelle. Mais il l’est davantage que la passion soit si forte.
Alors je me suis attelé à cette mise en perspective de l’Ecole en lien avec la société française et ses évolutions. J’avais travaillé auparavant sur l’enseignement professionnel ce qui m’avait permis de voir à quel point le système est traversé de contradictions. D’une part comment l’Ecole produit l’échec et trouve le moyen d’y remédier. D’autre part chez les enseignants, comment ils entrent dans le métier avec des idéaux qui se transforment en interrogations ou en réticences. J’ai vite compris que le caractère passionnel tient au fait que l’Ecole est profondément dans les mentalités françaises.
L’ouvrage ne se limite pas à une lecture de la crise de l’Ecole. IL aborde la crise de la société dans son ensemble. C’était nécessaire ?
J’ai du mal à adhérer à la notion de crie. J’observe qu’il y a une plus forte demande d ‘Ecole encore. En réalité on s’accroche à l’école et plus on attend d’elle, plu sle sentiment de déception est fort. On peut faire le parallèle avec le sentiment d’insécurité : plus la société moderne est sécure, plus la demande de sécurité est forte.
Qu’entend on par crise de l’Ecole ? J’essaie de montre que cette notion fait référence à plusieurs enjeux. Elle est liée à la situation économique : dès lors que l’Ecole prépare à l’insertion il y a de fortes chances que son efficacité soit source de déception. Mais il y a aussi d’autres éléments. Par exemple la crise intergénérationnelle. On assiste au déclassement des classes moyennes. Cela alimente de l’amertume vis à vis des espoirs portés dans l’école.
Une autre dimension plus sujette à débat c’est la crise de l’autorité de l’Ecole. C’est un discours bien rodé qui oppose « républicains » et « pédagogues ». Il renvoie à une représentation de ce que l’Ecole devrait transmettre come savoirs et valeurs. Il y a l’idée que l’Ecole ne fait plus autorité car elle ne transmet plus les valeurs traditionnelles. L’Ecole aurait rompu avec sa légitimité historique.
Ces discours vont très loin, parfois jusque dans la folie. On n’assiste pas à un règlement de compte collectif avec l’Ecole ?
Il y a une critique radicale de l’Ecole portée par des catégories de personnes qui n’ont pas intérêt à ce que l’Ecole change et se démocratise. Pour eux elle est perçue comme une institution subversive qui attaque les intérêts des dominants. Certaines résistances aux réformes tiennent à ce que certains n’ont pas intérêt à la démocratisation.
Mais d’ue certaine façon, la thèse de la reproduction sociale peut elle aussi rejoindre une forme de conservatisme. Car dans cette optique tout progrès peut paraitre illusoire. Par exemple, il y a davantage d’enfants d’ouvriers qui accèdent à l’université mais c’est au moment où les élites se recrutent dans les grandes écoles. On assiste à une complicité objective entre ceux qui n’ont aps intérêt à ce que ça change et les adeptes d’une théorie de la reproduction très déterministes.
Qui veut vraiment d’une Ecole qui se démocratise ?
Beaucoup de mouvements militants, des chercheurs qui sont portés par l’idée que l’Ecole doit former le futur citoyen . Ce discours défendu par une partie des intellectuels et de l’institution apparait en décalage avec la société qui devient plus individualiste et qui ne voit pas la démocratisation de l’Ecole comme une réalité pour nourrir le vivre ensemble.
Il y a aussi une sorte de conservatisme qu’on retrouve chez les classes moyennes ou populaires qui se disent progressistes. Par exemple on observe que le nouveau socle est plus exigeant mais on lui reproche d’être utilitariste. Ou encore quand on dit que l’enseignement en éducation prioritaire doit devenir plus explicite on entend sur le terrain des gens dire que cela peut empêcher les élèves de réfléchir. Mais si on le rend pas plus explicite on les prive de l’accès au savoir.
Ce qui apparait c’est qu’il n’y a plus les mouvements d’avant. Le débat se porte maintenant beaucoup sur les réseaux sociaux, les conférences de consensus. C’est là que se joue l’appel à la démocratisation.
Le fameux Pisa choc c’est une illusion ?
Les réformes s’appuient quand même de plus en plus sur les indicateurs internationaux. La comparaison internationale alimente la prise de conscience et permet de légitimer des réformes.
Mais pour que le changement advienne il faut que les enseignants et les personnels d’éducation et d’inspection réalisent ce que l’Ecole peut faire à son seul niveau.
Il y a des effets établissements, classes, maitres. Il y a donc des éléments scolaires qui participent à la réussite. Cette prise de conscience de ce que l’Ecole peut faire et doit aux élèves est un enjeu majeur.
Pisa par exemple a la vertu de montrer que les inégalités scolaires peuvent être plus fortes que les inégalités sociales, comme c’est le cas en France. Les inégalités entre les systèmes éducatifs ne peuvent donc pas être expliquées uniquement par les inégalités sociales.
C’est une affaire de temps et de formation. On voit se développer l’idée que la démocratisation scolaire ne peut plus se jouer à travers un appel général au changement. Elle se joue aussi dans l’école et dans les établissements et les classes. C’ets là qu’on doit s’emparer de la question des inégalités pour y remédier.
Propos recueillis par François Jarraud
Aziz Jellab, Société française et passions scolaires. L’égalité des chances en question. Presses universitaires du Midi. ISBN 978-2-8107-0465-1