Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’une collégienne de 13 ans, en pleine crise de détestation ? En réalisant une adaptation du ‘Journal d’Aurore’, le roman à succès de Marie Desplechin, la cinéaste Emilie Deleuze se réapproprie le texte d’une écrivaine pour ‘passer de l’autre côté du miroir’ et, grâce au cinéma, épouser le point de vue d’une gamine d’aujourd’hui qui, comme tant d’autres de son âge, se trouve ‘atroce’ et voit le monde qui l’entoure à son image. La réalisatrice conserve le même parti-pris : épouser le regard noir de l’héroïne détestable, ne faisant rien pour se rendre aimable, et longtemps rétive à la joie et au bonheur-. Du décalage entre la perception castratrice (le vécu d’Aurore) et la réalité (le quotidien d’une élève ordinaire issue d’une famille moyenne) naît une comédie, souvent grinçante, parfois tendre, lorsqu’Aurore se réconcilie enfin avec elle-même et ceux qui l’aiment. Même si la comédie ne trouve pas toujours sa juste mesure entre le (jeune) point de vue et la distanciation critique, dans le rôle d’Aurore, l’intrépide interprète Léna Magnien fait songer à la comédienne Sophie Marceau, à ses débuts dans « La Boum » [Claude Pinoteau, 1980]. Et il n’est pas impossible que « Jamais contente », à sa façon originale, nous propose à nouveau la radiographie douce-amère d’adolescents de notre temps.
Sombre tableau, lignes de fuite
Aurore est mal dans sa peau. Ses premiers commentaires en voix off ne la ménagent pas. Elle détaille son visage et les parties de son corps pour mesure l’ampleur du désastre. Le reste du monde (son petit monde) est à l’avenant : parents, sœurs, copains, profs…Personne ne trouve grâce à ses yeux. Le premier jour de la rentrée (elle redouble), elle se fait exclure du cours pour inattention par une enseignante (laquelle la connait déjà et lui demande quand elle compte changer d’attitude). En bref, la crise partout, les solutions nulle part !
Ses parents sont bien pris par la tentation de la mettre en pension mais renoncent à la perdre en forêt car elle serait capable de semer des cailloux et de retrouver son chemin. Aurore a bien la tentation de la fugue mais le refuge proposé par une copine déchaîne sa colère : elle ne veut pas se cacher dans la minuscule chambre de bonne disponible, simple cagibis à ses yeux. Les garçons ne paraissent pas l’intéresser davantage et lorsque l’un lui suggère une relation, elle lui répond qu’elle ne voit pas l’intérêt puisqu’elle a déjà du mal à le supporter tous les jours. Un supposé blocage qui explique peut-être son indifférence hostile aux préparatifs exubérants du futur mariage entre sa sœur aîné et un étudiant d’origine russe. Des noces grandioses finalement annulées par une fiancée avouant son manque d’engouement prolongé pour l’amoureux à l’âme slave.
Littérature et rock, voies salutaires
Aurore paraît traverser les nuits et les jours dans une détestation constante, dont sa voix off décortique froidement le déroulement quotidien. Et pourtant, quoiqu’elle en dise, à son corps défendant, des événements petits et grands se produisent, qu’elles continuent à décrire avec le même détachement apparent. Un nouveau professeur de Français, Sébastien Couette (Alex Lutz), après avoir supporté les ricanements souvent associés à l’arrivée d’un remplaçant en cours d’année (Couette, oui je sais, ça fait toujours rire au début), attribue à Aurore un 15 sur 20 pour un commentaire très ‘contemporain’ de « La Princesse de Clèves ». Une reconnaissance qui donne la pêche à l’élève, intrigue ses congénères et ravit toute la famille. Il faudra cependant bien de la ténacité et de la finesse à M Couette pour soutenir Aurore afin qu’elle ne cède pas à nouveau au découragement et à la dépréciation au premier obstacle rédactionnel. En dépit de sa réticence, il parvient à lui faire lire des poèmes de Francis Ponge en espérant l’ouverture à d’autres découvertes littéraires.
De la même façon, les trois garçons en train de constituer un groupe de rock déploient, parfois en vain, leur volonté afin de convaincre Aurore de se joindre à eux et de participer régulièrement aux répétitions. Comme le souligne la sale gamine, ‘si seulement ils ne voulaient pas m’obliger à chanter devant des gens’ !
Même à l’arrivée des éclaircis, notre héroïne continu à tenir un discours nihiliste, plusieurs faits objectifs (dont nous tairons les savoureux détails) se déroulent sous nos yeux et laissent envisager pour Aurore un destin moins ‘atroce’ : épanouissement personnel à travers la création, regard neuf porté sur sa famille, et ses parents en particulier, nouveau rapport au collectif et à l’école, approche inédite de son ‘intérêt’ pour les garçons…
La cinéaste prend donc le risque de dessiner le portrait d’une sacrée gamine, longtemps détestable et de nous la rendre aimable, en nous faisant pénétrer dans son univers décalée, en nous demandant d’épouser son point de vue et son esprit de dépréciatif. Ce parti-pris audacieux manque parfois son but. Dans son inconscience, Aurore ne se rend absolument pas compte qu’elle bénéficie d’une situation privilégiée sur les plans affectif, familial et scolaire. En même temps, c’est cet aveuglement, enfantin et immature, que la fiction met au jour avec humour. « Jamais contente » suggère aussi le pouvoir émancipateur de l’enseignement et de la création auprès des nouvelles générations. Tout n’est donc pas perdu.
Samra Bonvoisin
« Jamais contente », film d’Emilie Deleuze-sortie en salle le 11 janvier 2016