À Beauvoir, petit hameau du département de l’Yonne, Jean-Pierre Siméon affirme et réaffirme que « La poésie sauvera le monde ». Ça se passe au « Bellovidère », théâtre à la campagne, salle de spectacle pluridisciplinaire. Le poète, homme de théâtre et Directeur Artistique du Printemps des Poètes, est venu présenter son livre édité au PASSEUR Éditeur sous ce titre enchanteur et surprenant.
Il fait nuit. Des bourrasques de pluie et de feuilles fragmentent les lumières colorées de la façade de pierre du Bellovidère. On se dit que personne ne va venir écouter un poète dans cette campagne perdue, sombre et mouillée, ce jeudi soir d’automne rempli de vent. On entre et la salle est pleine. Nous savons tous que nous ne sauverons pas le monde avec notre bulletin de vote. Alors sauvons le avec la poésie. Et écoutons Jean-Pierre Siméon.
« Le titre dit bien ce que dit le livre. La poésie est ma manière de penser, de vivre le monde, ma vie et les destins collectifs. » L’argument premier est de « faire partager la poésie par tous » avec ce qu’elle incarne de force de vie, de contestation des codes qui enjoignent. Dans le grand drame intellectuel et moral de notre monde, il y a une voie pour tous et pour chacun, que l’on n’a jamais essayée, qui n’est ni un programme, ni un système, mais un chemin, un diapason à quoi accorder l’Histoire Humaine. Le titre de l’ouvrage suscite très souvent ricanements, dérision, sarcasmes, indifférence narquoise, ce qui en dit long sur la perte de notre monde.
Pourquoi la poésie serait-elle un point d’appui pour mieux comprendre et dépasser les malheurs de ce monde ?
Il faut d’abord s’entendre sur le sens du mot « poésie ». Pour la plupart, et c’est normal, l’idée de poésie est faite d’idées fausses, de contresens. On peut commencer par ce qu’elle n’est pas, à savoir une chose littéraire, rimée et jolie. Elle n’est pas non plus une récitation, représentation scolaire nostalgique ou mauvais souvenir, ni une explication de texte ou une chose gentille et douce qui exprime le sentiment bon et tendre. Elle n’est pas le rêve, l’évasion, l’ailleurs qui nous sauve de la difficulté. Ces idées toutes faites nous éloignent d’un apport essentiel parce qu’on ne lit jamais les poètes … vraiment.
Dans son ouvrage, Jean-Pierre Siméon évalue le rapport de la poésie à la réalité. « Nous cheminons vers le sens si nous habitons en poètes sur la terre » dit Hölderlin. La poésie est le contraire d’un charmant investissement, d’un parfum pour échapper aux miasmes du réel.
Alors la poésie, qu’est-ce que c’est ?
Pour démarrer son raisonnement, JP Siméon cite le poète Georges Perros. « Le plus beau poème du monde ne sera jamais qu’un pâle reflet de ce qu’est la poésie : une manière d’être, d’habiter, de s’habiter », soit une philosophie, une éthique de vie. Comprendre cela est essentiel et permet de voir combien on déborde de toutes les idées reçues.
Et cette manière de vivre en poète sur la terre, qu’est-ce que ça veut dire ?
C’est l’exact contraire de ce que l’on croit d’abord, « l’original », « le ravi ». Le poète n’a jamais été cette image que donne l’iconographie romantique, ni ce rêveur qui s’absenterait du poids du monde, cet inadapté chronique qui se cognerait dans les réverbères. Eugène Guillevic grand poète du 20ème siècle était Inspecteur des Finances. Les poètes regardent les matchs de rugby et ont mal aux dents quelquefois. Avec ces fausses idées, on ne prend pas les poètes au sérieux, leur manière d’être est une exception, alors que vivre en poète c’est être entiché de la réalité.
De quoi parle-t-on quand on parle du réel ?
Si l’on en juge en fonction de la demande politique, sociale et financière, le réel qui vaut est quantifiable, tangible et percevable. On s’ en tient à la partie émergée de l’ iceberg et on oublie la part manquante. Les poètes ont décidé que pour être exact avec la vie, il faut se donner pour nécessité de sans cesse aller à la profondeur cachée, illimitée, la partie profonde du réel qui nous échappe, au-delà de l’évidence que l’on voit et que l’on nomme. Le geste poétique premier est celui qui ne se satisfait pas du vu, qui cherche le possible non vu, qui va au plus loin dans cet inconnu. Les poètes, peintres, danseurs, sculpteurs, saisissent du réel ce qui échappe à la saisie immédiate, aux catégorisations. Le réel n’a pas de fin, c’est exaltant et terrifiant. Le poète part du concret du réel, et prend tout. Il est celui qui veut se saisir de l’absolu du réel, il est cet enfant qui essaye d’attraper la mer avec son seau et qui ne renonce pas. Folie ? Non, plutôt engagement.
Nous passons tous à côté de la compréhension juste du réel dans un monde qui a peur de l’inconnu. Faisons un détour par cette petite histoire toute simple : C’est dimanche, un enfant se promène avec ses parents dans les bois. Les parents parlent du débat sur les primaires, l’enfant les suit. Et soudain il s’arrête. Il s’arrête pour RIEN et pour l’ESSENTIEL. Parmi les milliards de cailloux que la terre porte, il en prend un, le ramasse, le soupèse, le caresse. Et pendant ce temps les parents continuent de parler… L’enfant a arrêté la course du temps, le surf sur le réel. Il a plongé dedans. Il a accordé une attention HORS PROPORTIONS à ce caillou. Il va l’emporter chez lui. Son père et sa mère ne comprendront pas vraiment cet attachement à ce caillou.
Cette histoire nous dit que c’est cela « être poète ». Être capable d’échapper à la surface du réel pour plonger dedans. Quand on va à l’intérieur du réel, on part dans l’inconnu, dans la complexité et on a peur. Peur de la profondeur du réel, peur de la vie. Tout est fait pour simplifier le réel, le maîtriser, empêcher l’imprévu afin de rassurer le monde. Ce processus nous rend immobiles et fait de nous des êtres rassurés au lieu d’êtres questionneurs.
Les poètes travaillent avec le langage
L’Homme a inventé le langage qui a organisé la conservation de l’espèce par son pragmatisme et qui, par la symbolisation, la prise de distance a inventé le passé et l’avenir, la mémoire, le désir. Mais si le langage est ce trait de génie extraordinaire, il invente le désespoir dans le même temps. Car quand je nomme une chose avec un mot, je perds la profondeur du réel, l’illimité. Quand je dis « arbre », je dis le concept « tronc, feuilles, branches », mais je ne dirai jamais la myriade d’arbres que chacun a connus, avec chacun son histoire. Cette partie perdue que ne dit pas le concept, c’est ce que dit la poésie.
Le langage qui permet le geste efficace est univoque, voire plurivoques mais il ne prend pas en compte tous les songes de l’humanité. Le dictionnaire court après une complexité qu’il ne peut immobiliser. Il ne va pas aux sens imprévus ou illégitimes. Dans la définition d’une chaise, il ne dit pas qu’elle peut servir à attraper un pot de confiture ou à faire une bagarre.
Le langage, si génial qu’il soit est le véhicule de la convention, du consensus et de la conformité qui gouvernent le sens social, qui conduisent la société à des processus normés. Jamais il n’y a eu autant de langage produit, mais il l’est dans une même langue univoque, de bas étiage, propre sur elle, neutre, immédiatement compréhensible. On utilise du langage prêt à porter.
Le réel n’est pas l’univocité, c’est l’ équivocité, le malentendu permanent. La poésie rend la dimension perdue à la part manquante des mots. Elle donne aux mots une épaisseur de sens qui est celle de la réalité. Elle sauve le langage de la simplification et de l’arasement. Elle rend la complexité de la vie. Toute poésie réenchante la langue, la rebranche sur l’immensité du réel perdu, nous rend aux enjeux profonds de notre existence. Les poètes nous demandent le temps de l’arrêt. Nous traversons la vie en TGV, rythmique générale de la société commandée par la représentation du temps.
La poésie, c’est la panne du TGV
Tout le monde descend et soudain, on rentre dans la profondeur du réel, de ce paysage qui défilait. Le poème est une insurrection contre le langage du 20 heures. Les poètes nous sauvent parce qu’ils nous disent qu’une autre langue est possible et donc une autre représentation du monde. Le poème nous sauve de l’obsession identitaire. Il dit que chaque être au monde est un foisonnement d’identités superposables en mouvement. Aucun d’entre nous n’est réductible à une carte d’identité.
La poésie, restitue le nécessaire silence dans la langue, car il y a toujours une marge d’inquiétude du sens qui le demande. Dès qu’une parole vaut, elle a besoin de cette caisse de résonance du silence.
Propos recueillis par Michèle Vannini