Que signifie, pour un parent, ‘vouloir le meilleur pour son enfant’ ? Morale et éducation sont-ils nécessairement indissociables ? Avec « Baccalauréat », Cristian Mungiu, réalisateur roumain, habitué du festival et des récompenses cannoises (Palme d’or dès 2007 pour « 4 mois, 3 semaines, 2 jours »), poursuit son questionnement éthique et politique. Cette fois, à travers son quatrième long métrage (Prix de la mise en scène en 2016), le cinéaste implacable scrute l’inexorable chute de Romeo, chirurgien et père amené à renier ses principes pour garantir à sa fille unique Eliza l’obtention du baccalauréat. Au-delà du portrait saisissant d’un être humain en perdition, l’inquiétante étrangeté de la forme met au jour les soubresauts de la Roumanie postcommuniste, les affres d’une conscience tourmentée dans une société minée par la pauvreté et la corruption, hantée par le fantôme de la liberté et le rêve de démocratie. Et la puissance du propos alliée à l’originalité du style, -du réalisme brut au film noir à la lisière du fantastique-, nous jettent dans un trouble profond. Comment affronter le regard de ses enfants ? Quel sens donner à leur éducation et quelle morale leur transmettre dans un monde en perte de repères et en manque d’idéal à partager ?
Sombre état des lieux
Un plan large et fixe nous dévoile un terrain en travaux (un trou béant bordé de cailloux d’où sortent des pelletées de terre en témoigne) au pied de grands immeuble grisâtres et quelques passants se déplaçant à la hâte sous un ciel bas. Le second plan capte le silence de l’intérieur d’un appartement éclairé par la lumière d’un matin blême filtrée par un rideau de voile accroché à la fenêtre. Un silence brusquement rompu avec le bruit causé par le fracas du verre brisé par le jet d’une pierre qui vient de traverser la vitre et fait surgir dans notre champ visuel les occupants : une jeune fille en pleines révisions pour le passage prochain du baccalauréat, son père qui s’inquiète auprès d’elle de son degré de préparation à cet examen crucial et, derrière la porte de la chambre, pas encore levée, en raison d’un mal de tête (dixit sa fille), la mère.
Comme le gros caillou d’origine inconnue, nous pénétrons ainsi, dans une petite ville de Transylvanie, au cœur de l’intimité d’un couple qui bat de l’aile, aux côtés de Romeo (Adrian Titieni), mari inconstant de Magda (Lia Bugnar), épouse fragile, et père attentionnée d’Eliza, lycéenne brillante (Maria Dragus). Sans jamais le perdre de vue, la caméra saisit, dans toutes les dimensions de son quotidien, ce chirurgien à la cinquantaine lasse, -corps massif, visage large aux traits épais-, déterminé à tout mettre en œuvre pour la réussite de sa fille, l’obtention du diplôme déterminant son entrée dans une université britannique pour laquelle cette dernière vient d’obtenir une bourse d’études.
La chute d’un homme
Hélas, peu de temps avant les premières épreuves, Eliza est attaquée physiquement et agressée sexuellement à quelques mètres de l’établissement où son père l’a déposée en voiture. Le traumatisme et la blessure subis par la jeune fille transforment la formalité en parcours d’obstacles (sa main bandée est difficile à utiliser pour écrire) et bouleverse profondément la vie de Romeo. Faisant fi des sentiments d’une fille fragilisée par le viol, passant outre les réticences qu’elle formule, notre homme aux abois fait feu de tout bois. Tout en continuant à mener une double vie sentimentale (ponctuée par des ébats sexuels dans le logement de sa jeune maîtresse en pleine après-midi), il entreprend une enquête parallèle à celle de la police pour retrouver l’agresseur sexuel de sa fille (une enquête qui restera, comme celle des forces de l’ordre, sans résultat probant). Bien plus, il cherche, par ses relations de ‘notable’ et de médecin spécialiste, les moyens éventuels d’influencer le jury du baccalauréat. De petits arrangements en graves compromissions, nous voyons les manquements aux principes, guidant jusqu’alors sa conduite, se multiplier, au fil d’une cascade d’enchaînements, toujours mue par la même logique infernale : l’obtention du diplôme miraculeux qui ouvrira à sa fille chérie la porte du bonheur dans un autre pays que sa Roumanie natale.
Pris au piège de ses propres manigances, enfermé dans un réseau social de ‘pactes’ compromettants, rattrapé par une prétendue justice, Romeo s’éloigne inexorablement des êtres aimés : sa femme éplorée lui demande de quitter le domicile conjugal, sa maîtresse échaudée l’installe sur le canapé du salon et sa fille insensible se détourne de lui. Tout à coup, cadré de dos, presque courbé sous le poids de la médiocrité, il nous apparaît dans son total dénuement.
Inquiétante étrangeté
Quelque temps avant de supposées (et ultimes) retrouvailles avec une bachelière au sourire convenu, nous retrouvons Romeo, au cours d’un long plan séquence nocturne, à l’atmosphère angoissante à connotation fantastique. Seul dans la nuit, il vient d’arrêter son véhicule au bord d’un terrain vague, à la lisière des barres d’immeubles. Nous discernons des lueurs diffuses, des aboiements de chiens et d’autres bruits étranges de source indéterminée. Le conducteur descend de sa voiture et nous suivons sa lente avancée aux aguets. Il jette des regards à droite, puis à gauche, s’immobilise à nouveau, repart et finalement reprend la route. Comme une bête traquée se résout à affronter le danger, faute d’avoir trouvé le chasseur, menace invisible et constante à la fois.
Ainsi Cristian Mungiu parvient-il à figurer l’égarement d’un être aveuglé par une ambition de réussite individuelle projetée sur sa propre fille jusqu’au piétinement de valeurs et de principes forgées au fil d’une existence ‘honnête’. Sans doute Romeo et son épouse, rentrés d’exil après la chute de la dictature communiste en Roumanie, portés par la croyance en une liberté et une démocratie à construire, ont-ils dû déchanter, pris par l’amertume. « Baccalauréat » met au jour, par la rigueur de son scénario et l’amplitude de son style, la trajectoire angoissante d’un homme ordinaire, empêtré dans ses illusions perdues, la détresse d’un père désorienté, si mal préparé à inventer un monde meilleur pour son enfant. Mais il ne s’agit pas seulement de ‘la radiographie d’un moment de vie’, comme le souligne le réalisateur, « Baccalauréat », en semant le trouble dans nos cœurs et nos consciences, nous oblige à repenser les fondements de l’éducation.
Samra Bonvoisin
« Baccalauréat », film de Cristian Mungiu-sortie en salle le 7 décembre 2016
Prix de la mise en scène, Festival de Cannes 2016