Les 28-29 novembre à la Bibliothèque nationale de France, le 7ème Rendez-vous des Lettres a exploré les métamorphoses de l’apprentissage et de la transmission à l’ère du numérique. Le livre, en son temps, a permis de diffuser plus que jamais les ouvrages de l’esprit et favorisé le développement de l’humanisme. Le numérique, à son tour, ouvre des horizons inconnus, invente de nouvelles façons de construire et partager la connaissance. Peut-on alors, comme Milad Doueihi, parler d’un « humanisme numérique » ? Et si, dans les va-et-vient créatifs et fructueux entre le livre et les écrans, l’Ecole se donnait aussi pour défi de former des « lettrés du numérique » ? D’une Renaissance à l’autre : éclairages sur ces humanités réinventées à la lumière de créations originales de lycéens de l’Iroise à Brest dans le cadre de leur projet i-voix…
Du livre à l’écran
« Notre monde vient d’en trouver un autre » : ce Nouveau Monde, cher à Michel de Montaigne, c’était peut être aussi celui du Livre, qui favorisa le développement de l’humanisme, de nouvelles pratiques lettrées, d’une nouvelle relation au monde et au savoir. « Notre monde vient d’en trouver un autre » : ce Nouveau Monde, c’est peut-être aujourd’hui celui du numérique, qui à son tour transforme la manière dont nous nous relions aux autres et partageons la connaissance. Pour un professeur de français en 2016, le défi parait gargantuesque: comment transmettre la culture du livre à la génération des écrans ?
Comme bien d’autres réalisations présentées durant ce Rendez-vous des lettres, le projet i-voix trace de nombreuses pistes pédagogiques. Le cœur du projet est un blog de classe : un espace en ligne de lecture et d’écriture, de création et d’échange, autour de la littérature. Tout au long de l’année scolaire, les 1L du lycée de l’Iroise à Brest, en collaboration eTwinning avec des élèves italiens apprenant le français à Livourne, y publient des articles variés et créatifs autour des objets d’étude au programme, des œuvres lues et des thèmes abordés. Bilan : 9ème année de mise en œuvre, plus de 23 000 articles partagés, plus d’1 300 000 visiteurs ! C’est dire, contrairement aux idées reçues, le désir de lire et d’écrire des adolescents d’aujourd’hui. Pour peu qu’on aille les chercher sur leur terrain numérique, qu’on les reconnaisse comme sujets lecteurs et qu’on les auctorise …
Favoriser la pratique réflexive chez les élèves
Allons plus loin : et si l’ambition véritable, c’était peut-être désormais de faire de nos élèves des « humanistes numériques », pour reprendre l’expression de Milad Doueihi, des « lettrés du numérique » comme les appelle de ses vœux Catherine Becchetti-Bizot ? Et si nous cherchions à mettre en œuvre des démarches de pratique réflexive chez nos élèves ?
Cela suppose une pratique : une pratique du numérique, bien entendu, mais aussi une pratique de la littérature, qui peut cesser d’être un simple objet scolaire pour devenir une expérience vivante des mots et du monde.
Cela implique de prendre (de trouver ?) le temps d’une réflexion sur ces pratiques, autrement dit, d’inviter les élèves à se poser les questions suivantes : qu’est-ce que le numérique m’apprend sur l’œuvre que je suis en train de lire ? qu’est-ce que l’œuvre m’enseigne sur le numérique que je suis en train de pratiquer ?
En voici quelques exemples.
Gargantua tweete ! Chacun se souvient des célèbres pages que Rabelais consacre à l’éducation de Gargantua, celles dont nous fîmes autrefois la rencontre dans le Lagarde et Michard de notre adolescence. Dans cette activité, les élèves ont reçu une mission : confier à Gargantua un smartphone et un compte Twitter ! Par groupes, ils ont raconté sous forme de tweets la journée du jeune géant auprès de son maître Ponocratès. Avec une exigence : leurs tweets devaient éclairer ce que cette éducation avait de singulièrement humaniste. Bilan de ce palimpseste numérique : un grand plaisir de lire et d’écrire chez les « moines copistes » 2.0, une grande qualité des interactions, une grande pertinence des choix opérés.
Analysant leur production collective, les élèves ont au final fait émerger différentes idées. Ils ont d’abord perçu des ressemblances entre leur travail et celui de Gargantua. Avec Twitter, ils ont eux-mêmes expérimenté certains principes essentiels de la pédagogie préconisée par Rabelais : contre la scolastique médiévale, contre la culture de la glose et les apprentissages mécaniques dont il a préalablement décrit les ravages sur son héros, il prône, rappelons-le, une éducation concrète et vivante, gourmande et joyeuse, conduisant l’élève à s’approprier les anciens et les livres par l’innutrition, la nature par la promenade et l’observation, à entrer en relation directe avec les œuvres, le monde, les autres. Mais les élèves ont aussi fait émerger les différences entre leur travail et celui de Gargantua. Quand Gargantua tantôt lit (« puis par troys bonnes heures luy estoit faicte lecture »), tantôt écrit (il apprenait à « bien traire et former les antiques et Romaines lettres »), ses avatars actuels simultanément lisent, écrivent et même publient : ils détricotent le texte pour le retisser instantanément sur la toile, c’est par l’écriture qu’ils en éclairent le sens, c’est par l’immédiate diffusion qu’ils le mettent à la lumière.
Les élèves sont alors arrivés à l’idée suivante. L’humanisme né de l’imprimerie a libéré la lecture : elle a cessé d’être le privilège des clercs, des Thubal Holopherne ; elle est devenue un moyen offert à chacun de construire sa réflexion et de se confronter au monde. L’humanisme né avec le numérique libère de surcroît l’écriture : elle a cessé d’être l’apanage des professionnels de la littérature et du savoir, de nos Thubal Holopherne contemporains ; elle est devenue un moyen offert à tous de participer à l’intelligence collective des œuvres et du réel ; elle s’exerce même désormais là où le monde nous traverse et où nous le traversons : en ligne. Bref, de la culture du livre à la culture numérique, nous sommes potentiellement passés de « tous lecteurs ! » à « tous auteurs ! ».
Des sonnets inconnus de Louise Labé ?
Le travail est ici lancé par un « fake », une imposture telle qu’on les aime dans la culture internet, et qui va déterminer la mission confiée à tous et à chacun : les lycéens du projet i-voix auraient découvert à Brest un manuscrit inconnu, les Sonnets de Louise Labé écrits de la main de la Belle Cordière elle-même ! Or ce manuscrit présente d’intéressantes variantes par rapport au recueil jadis publié, variantes que les lycéens vont évidemment révéler au monde, avec leurs propres annotations… Mené avec un simple traitement de texte, le travail de réécriture et d’annotation est ultérieurement valorisé par la publication sur un blog et dans un livre numérique. Par-delà l’appropriation personnelle des textes eux-mêmes via une démarche conjointe d’invention et de commentaire, de créativité et de distance critique, les élèves ont tiré une double leçon.
Leçon d’abord sur la désacralisation de la littérature aujourd’hui. A la Renaissance, les humaniores litterae (ou « lettres humaines » attachées aux connaissances profanes) se distinguaient des « diviniores litterae » (ou lettres divines » destinées au commentaire de la Bible). Et si notre enseignement de la littérature avaient trop divinisé les auteurs et sacralisé les œuvres ? Et si on se permettait de réécrire les œuvres patrimoniales ? De nombreuses productions ont témoigné par l’humour et la parodie d’un vrai plaisir du texte, ont rendu d’une certaine façon hommage au rire qui est le propre sinon de l’homme du moins de l’humanisme. Les élèves se sont mis à appeler Louise Labé tout simplement, tout affectueusement, Louise…. La culture numérique repose aussi sur ces nombreuses pratiques transformatives : et pourquoi pas des livres eux-mêmes, à l’Ecole tant elles sont pédagogiquement très riches ?
Leçon encore sur la démocratisation de l’écriture. Le travail fait par exemple écho aux réflexions de Milad Doueihi : « la fragmentation qui accompagne le numérique constitue un tournant culturel majeur car elle met en scène un imaginaire lettré, hérité de nos pratiques savantes, désormais à la portée de tous. » Il s’agit en particulier ici de démocratiser non seulement l’Ecole, mais les scholies : les marginalia peuvent cesser d’être le privilège des clercs comme elles le sont encore trop souvent, chaque élève peut être autorisé à son tour à se faire tout à la fois un peu savant et un peu artiste.
Un roman : des architextes
Sur i-voix, il est fréquent que les élèves parodient non seulement des œuvres mais aussi des sites internet : ils créent de fausses pages Trip Advisor pour un poème sur le thème du voyage, des comptes sur Meetic pour les héros du Jeu de l’amour et du Hasard, des petites annonces Le Bon coin pour les personnages du Père Goriot, des VDM pour ceux de Candide … Voici quelques productions d’élèves, analysées, autour d’un roman de Sylvie Germain, Magnus : il raconte le parcours initiatique d’un personnage qui a perdu la mémoire des premières années de sa vie et cherche à reconstituer les fragments épars de son identité.
Le site « Ask.fm » permet de répondre en ligne aux questions d’internautes anonymes. Via Yildiz et Hakima, le héros du roman de Sylvie Germain s’y est ouvert un compte ! Tout en amenant les élèves à dresser un portrait particulièrement précis et intéressant, le jeu de rôles montre combien le personnage est ontologiquement enfermé dans son questionnement sur lui-même. Il invite aussi à réfléchir sur la question de l’identité numérique : que dis-je de moi à travers ce que je publie sur internet ? qui suis-je, sur le web ou « in real life » ?
Laura-Louise a présenté sur le site Amazon un roman qu’aurait écrit le héros du roman de Sylvie Germain : « L’homme sans nom (ou comment savoir qui on est » ! Le travail, à la fois émouvant et amusant, éclaire des caractéristiques et thèmes essentiels du roman hypotexte. Le choix du site est en particulier édifiant : il souligne combien le roman de Sylvie Germain est lui-même un roman sur la littérature, lui-même attentif aux possibles effets de déflagration de la lecture (par exemple le récit de Juan Rulfo Pedro Paramo), lui-même fondé sur une esthétique de la fragmentation, de la polyphonie et de la citation, lui-même travaillé par l’art de la mise en abyme dans laquelle le héros se perd et se trouve à la fois.
L’application Snapchat permet de partager des photos qui disparaitront au bout de quelques secondes. Via Ewena, le héros du roman de Sylvie Germain a utilisé son smartphone pour prendre et publier quelques instantanés de son parcours : comme il se doit, les photos se sont effacées ; comme il se peut aussi (la sécurité de l’appli est remise en cause), Ewena a fait des captures d’écran pour nous les livrer … Cette mise en scène numérique du personnage via Snapchat s’avère particulièrement saisissante tant elle nous place au cœur de la problématique qui est la sienne : entre traumatismes d’enfance et trous de mémoire, il apprend peu à peu à se souvenir pour se délester de ce qui pèse et retrouver la possibilité de vivre. « Ce qu’ils partagent, c’est le présent, et leurs passés respectifs se décantent en silence, à l’ombre radieuse de ce présent. » (Sylvie Germain). En utilisant ainsi Snapchat, Ewena donne à saisir combien dans le roman la mémoire est assimilée à un palimpseste, qui ici se fait visuel.
Selon Emmanuel Souchier, il existe bel et bien un « écrit d’écran » L’informatique est « une écriture d’écriture », nous rappelle encore Serge Bouchardon. Or les productions numériques des élèves sont précisément contraintes par l’architexte : le programme informatique (du site, du logiciel, de l’application) régit l’écriture et modélise l’édition. Il y a d’ailleurs à chaque fois une nécessaire appropriation de l’interface pour en saisir les règles particulières et pouvoir créativement jouer avec elles. Les détournements opérés par les élèves sur i-voix ne sont pas gratuits : ils font sens tant ils éclairent par leur forme même des aspects intéressants de l’œuvre détournée. Ces architextes transforment et/ou enrichissent le regard des élèves sur la littérature, ces « architextualités » sont éclairantes. Pour Stéphane Vial, les techniques, plus que des outils, sont des structures de la perception, des appareillages qui engendrent un « être-au-monde » particulier. Les activités menées dans le cadre du projet pédagogique i-voix montrent même combien le numérique a le pouvoir de faire advenir et de configurer la relation à l’œuvre : pour participer, jusque dans l’Ecole, à « l’ontophanie » de la littérature elle-même ?
De nouveaux défis
Faire des élèves des praticiens réflexifs et de la littérature et du numérique, c’est, on le voit, susciter un double mouvement d’adhésion et de distance : d’une part favoriser la proximité avec les œuvres ainsi que la maîtrise des codes et des interfaces ; d’autre part susciter la réflexion et l’esprit critique.
La plupart des activités montrées ce jour invitent à la créativité par un détournement qui favorise la lucidité. A l’heure où le web devient celui des algorithmes et de la recommandation, il y a là sans doute un nouvel impératif pour l’Ecole : réapprendre aux élèves le plaisir formateur de la sérendipité, se réapproprier le web par des pratiques diversifiées et personnalisées, « s’émanciper des dispositifs socio-techniques » (Elisabeth Schneider), ce qui peut passer par le piratage, y compris littéraire !
Comment transmettre la culture du livre à la génération des écrans ? demandions-nous. Par le numérique, répondra-t-on évidemment. Mais le défi, c’est aussi désormais de transmettre la culture numérique à la génération des écrans : et pourquoi pas par la culture du livre ?
Jean-Michel Le Baut