Quelles nouvelles pratiques lettrées inventer jusque dans l’Ecole pour que d’une Renaissance à l’autre advienne un humanisme numérique ? Les 28-29 novembre, à la Bibliothèque nationale de France, le 7ème Rendez-vous des Lettres a tenté d’éclairer ce que le numérique change aux humanités. Le numérique ne serait-il pas en train de métamorphoser les modalités même de la transmission des œuvres, de favoriser une relation plus intime avec celles-ci, d’inviter à imaginer et à penser de nouvelles stratégies d’appropriation et de partage ? De nombreuses tables rondes ont permis aux chercheurs et aux enseignants de croiser leurs regards sur les mutations en cours. Compte rendu de la seconde journée…
De la bibliothèque au learning center
Qu’est-ce qui se transforme dans les lieux de la mémoire du livre et de la transmission du savoir ? Jean-Marc Chatelain, directeur de la réserve des livres rares à la BnF, rappelle le rôle de la bibliothèque à la Renaissance : il s’agissait moins de conserver que de constituer une norme du savoir, la finalité était moins quantitative que qualitative. A la Renaissance apparait la bibliothèque publique, vouée aussi à la transmission, articulée avec un projet d’édition : la bibliothèque déborde de ses murs, mais l’idéal d’une bibliothèque ouverte à tous se heurte à la réalité sociologique. La bibliothèque est aussi un lieu d’apprentissage, avant tout technique, où l’on travaille les savoirs méthodologiques de la philologie. Les humanistes veulent mesurer l’historicité des textes pour juger du rapport exact que les mots entretiennent avec les choses, ils se veulent garants de la véracité des textes. L’érudition est ainsi posée comme un exercice de la justesse du langage : il faut apprendre à être juste, apprendre la justice. L’humanisme aborde la justice non comme un catéchisme de valeurs morales, mais comme un exercice critique de l’esprit.
Qu’en est-il à l’heure du numérique dans les établissements scolaires ? Comment les CDI se reconfigurent-ils en Centre de Culture et de Connaissances ? Frédéric Absalon, professeur documentaliste, présente le « learning center » du lycée polyvalent Emile Mathis de Schiltigheim. L’information doit y circuler dans un espace modulable, qui permette la fluidité des apprentissages. Il faut faire en sorte que le temps scolaire ne soit pas empêché par le cadre scolaire. Il faut aussi accompagner les enseignants dans la mise en œuvre et l’appropriation de ces nouveaux espaces. Anne Ballarin, IA-IPR EVS dans l’académie de Clermont-Ferrand, montre comment on peut transformer les CDI en « espaces équipés, partagés, inspirants, médiés et créatifs » de type « makespace » ou « fablab ». Certains élèves, souligne-t-elle, ne se sentent pas légitimes à venir au CDI, un lieu inhibant avec ses étagères de livres, un lieu « pour les intellos ». Le « CDI fablab » apparait bien plus ouvert, susceptible de pousser les garçons à la lecture, autorisant l’usage du smartphone, favorisant des pratiques collaboratives, soucieux du bien-être de chacun. Marc Plateau, professeur de lettres dans l’académie de Dijon, montre comment pousser encore plus les murs avec un espace web de partage des lectures : l’application en ligne Realtimeboardpermet de « se constituer une culture par remémoration, structuration, hiérarchisation, échange et collaboration ».
Musées virtuels
Didier Alexandre, professeur de littérature française à l’Université Paris-Sorbonne, directeur du labex Obvil, présente le projet Apollinaire, un projet eFran mené en partenariat avec le Metalab de Harvard. Il s’agit de construire une plateforme numérique pour explorer l’œuvre d’Apollinaire et constituer sa mémoire : numérisation des textes tombés dans le domaine public, éclairages sur la genèse des textes, annotation philologique et critique, cartographie des lieux évoqués … Le travail doit permettre de rectifier de nombreuses erreurs tout à la fois de l’édition et du web : par exemple, parce que l’absence de ponctuation est considérée comme un geste de modernité, on l’a abusivement enlevée des poèmes d’Apollinaire. Ainsi le projet opère un retour critique sur la construction de l’auteur et de son œuvre : il s’agit de restituer non seulement les données de l’œuvre, mais aussi les données de la construction du sens de l’œuvre ; il s’agit de restituer la mémoire de l’œuvre dans sa dynamique créatrice, dans le processus de construction de la tradition. « La littérature n’existe que dans les jugements qui la font », insiste Didier Alexandre. Le projet a une finalité démocratique dans la mesure où il met des archives éparses à la disposition d’un public divers et large. Mais il donne aussi à comprendre l’historicité de tout apprentissage et de tout jugement critique.
Ecrire de l’intérieur de l’œuvre
Dans la culture du livre, l’écriture lettrée fut essentiellement une « écriture sur », une écriture de glose, une écriture de « commentaire » pour reprendre le vocabulaire de l’enseignement du français. La culture numérique ouvre de nouvelles perspectives : une « écriture dans », « une écriture avec », une écriture recréative, transformative, aimante, une « lecture d’invention » pour jouer avec les mots de notre discipline.
Pauline Lourdel, professeure de lettres dans l’académie de Lille, montre comment ses élèves ont travaillé sur Les Fêtes galantes de Verlaine pour décomposer et recomposer l’œuvre à l’envi, pour l’enrichir par l’écriture ou l’oralisation. Le travail initie un rapport intime avec le texte, l’élève frotte sa voix à celle de Verlaine, il se l’approprie dans sa tête et son corps. Les enregistrements des lectures à voix haute sont in fine diffusés dans les couloirs du lycée lors d’une semaine de la poésie. Un atelier d’écriture permet aussi aux élèves de développer leur créativité. Une classe de 1STI2D option SIN crée même un site internet pour partager et valoriser ces créations.
Claire Augé, professeure de lettres au lycée Charlie Chaplin de Décines, présente le stupéfiant « projet Balzac » : 12 professeurs de français ont amené leurs 3èmes et 2ndes à ajouter une nouvelle œuvre à La Comédie humaine ! 10 classes se sont plongées dans la lecture de 9 romans pour explorer le personnage récurrent Horace Bianchon et lui consacrer un roman à part entière, celui que Balzac n’avait pas écrit. Les élèves ont littéralement ouvert l’œuvre de Balzac pour faire jouer entre eux les différents ouvrages de La Comédie humaine. Les différents travaux, tissés sur des pads collaboratifs, ont été rassemblés dans un livre numérique, un « chef-d’œuvre (pédagogique) inconnu ». Le projet, ambitieux, démontre les plaisirs et les profits de l’articulation lecture-écriture, mais aussi les intérêts de la collaboration, entre enseignants, entre classes, entre niveaux, entre élèves : il faut « donner aux élèves l’envie d’entrer dans une communauté de lecteurs », souligne Claire Augé ; « on lit à plusieurs parce qu’il n’y a pas d’intérêt à lire seul dans sa chambre », fait même remarquer un de ses élèves.
Carole Guérin Callebout, professeure de lettres au collège Mendès-France à Tourcoing, et Magali Brunel, maitre de conférences à l’université Stendhal Grenoble 3 exposent et analysent des expériences menées avec des élèves de 3ème : il s’agit d’exploiter les ressources du traitement de texte et des tablettes pour renouveler les pratiques d’écriture scolaire et accompagner les élèves dans le développement d’une écriture littéraire. Les élèves sont incités et autorisés à rédiger de l’intérieur de textes, par exemple de François Bon, pour couper, déplacer, amplifier … Ils tissent ainsi un nouveau texte avec celui de l’écrivain. Des phases de retour, de partage, de réécriture permettent de mener un travail de la langue et du style particulièrement formateur : les manipulations textuelles conduisent à l’appropriation sensible et savante de l’œuvre, elles aident les élèves à adopter une posture d’auteur, elles s’avèrent particulièrement efficaces pour les élèves en difficulté. Le travail mené conjointement démontre aussi l’intérêt d’une autre forme de collaboration : la construction d’une communauté chercheur-praticien.
« La machine fait rêver, mais c’est bien l’homme qui rêve »
Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice générale de lettres, rappelle l’importance des enjeux : à l’âge du numérique, il s’agit, plus que jamais, d’amener les élèves à la rencontre des œuvres du passé, de les aider à se confronter à leur étrangeté et à leur difficulté, pour y trouver les clefs d’une compréhension du monde d’aujourd’hui et les moyens d’inventer le monde de demain. Le numérique offre un nouveau processus de construction du sens et du savoir : le rôle du professeur est de mettre en place des démarches qui le permettent. Il ne s’agit pas de « transmettre un donné », mais de « construire une mémoire ».
Un humanisme numérique est-il alors possible ? Milad Doueihi, historien des religions, titulaire de la chaire d’humanisme numérique à l’université de Paris-Sorbonne, livre quelques éclairages. Le numérique a déjà réussi à « convaincre le corps humain », mais aussi « le corpus humain ». On a d’ailleurs retrouvé rapidement des pratiques lettrées de fragmentation et d’annotation, des formes d’écriture de « sagesse » qui remontent loin. Se pose la question du statut de la reconfiguration du patrimoine culturel, en particulier au moment où le modèle d’internet se transforme pour passer d’un « paradigme d’accès », à un « paradigme de la diffusion », d’un internet du flux à un internet de la recommandation. La métaphore fiée de la mer, de la navigation, du surfing a modélisé une période révolue de la culture numérique. Il y a un retour de la terre, du territorial, du national, qui pose la question de la souveraineté et de l’individu. La bibliothèque fut longtemps associée au labyrinthe : le web aussi, mais il s’agit d’un labyrinthe sans objectif, sans but. Les métaphores éclairent les transformations en cours : la « terre habitée » fut longtemps l’objet de l’anthropologie, elle est devenue plutôt la « terre habitable », une « terre hybridée par le numérique », soumise à une massification des données qui change le paysage.
De nouveaux humanistes numériques : les élèves ?
Avec de tels enjeux et dans de telles conditions, comment faire pour que les élèves deviennent des « humanistes numériques » à part entière ? Le projet i-voix des lycéens de l’Iroise à Brest ouvre des pistes : plus de 23 000 articles déjà publiés en ligne, une dynamique étonnante qui démontre le désir de lire et d’écrire des adolescents d’aujourd’hui pour peu qu’on aille les chercher sur leur terrain numérique, qu’on les considère comme sujets lecteurs, qu’on les auctorise. Jean-Michel Le Baut appelle de ses vœux la mise en œuvre de démarches de pratique réflexive chez les élèves eux-mêmes. Cela suppose une pratique : une pratique du numérique, bien entendu, mais aussi une pratique de la littérature, qui peut cesser d’être un simple objet scolaire pour devenir une expérience vivante des mots et du monde. Cela implique de prendre le temps d’une réflexion sur ces pratiques, autrement dit d’inviter les élèves à se poser les questions suivantes : qu’est-ce que le numérique m’apprend sur l’œuvre que je suis en train de lire ? qu’est-ce que l’œuvre m’enseigne sur le numérique que je suis en train de pratiquer ? Plusieurs exemples sont présentés et analysés : échanges des élèves avec Milad Doueihi sur leurs propres usages, réécriture via Twitter de passages de Gargantua pour faire l’expérience des principes pédagogiques que préconise Rabelais, création de variantes, annotées, de sonnets de Louise Labé pour éclairer la démocratisation de l’écriture à l’heure numérique jusque dans les pratiques savantes de marginalia, parodies de sites internet constituant autant d’architextualités enrichissant le sens de l’œuvre …. Comment transmettre la culture du livre à la génération des écrans ? Par le numérique, évidemment.. Mais le défi n’est-il pas désormais de transmettre la culture numérique à la génération des écrans : y compris par la culture du livre ?
Patricia Fauquembergue, professeure de lettres dans l’académie de Lille, expose son projet « Montaigne blogueur » mené en 1ère en lycée technique. Les élèves commencent par élaborer un padlet qui leur permet de mettre leurs lectures en relation : ils commentent, annotent le texte, développent une lecture de gambade, questionnent leur propre univers, mais finalement adoptent l’univers de l’auteur. Ils finissent en écrivant leurs propres Essais, par une introspection. L’espace numérique permet aux élèves de « s’essayer » à la manière de Montaigne. Sébastien Hébert et Virginie Schol, de l’académie de Nice, montrent une expérience pédagogique autour des fanfictions, ces récits écrits par des « fans » s’inspirant d’œuvres préexistantes. Serait-ce un nouvel espace lettré pour exercer la jouabilité du texte, entrer dans ses plis, se perfectionner grâce aux commentaires des internautes ? Dans l’académie de Rouen, en Littérature et Société, les élèves de Yann Roverc’h établissent l’édition numérique enrichie du journal de guerre manuscrit de Jean Gaument. Il s’agit de favoriser chez les élèves un processus de lecture correcte (reconnaissance graphique, morphologique, syntaxique), une maitrise de l’écriture et de la charte de transcription, une posture de critique et une mission de transmission. Les enrichissements sont possibles grâce au logiciel Docexplore à partir duquel ils peuvent introduire du son, des textes, des images.
Vers une société apprenante ?
Directeur du Centre de Recherches Interdisciplinaires à l’université Paris Descartes, François Taddei conclut le 7ème Rendez-vous des Lettres. Que les jeunes soient auteurs, acteurs, lecteurs fait partie des choses que nous devons développer. En la matière, les jeunes ont besoin d’être accompagnés : si on ne les forme pas à la potentialité des outils pour le meilleur plutôt que pour le pire, on renforce les inégalités. Plutôt que de mettre nos élèves en compétition sur les savoirs d’hier, il s’agit de les mettre en collaboration pour construire les savoirs d demain. Pour Humboldt, rappelle François Taddéi, les universités devaient être un lieu mixte de recherche avec des mentors bienveillants. Aujourd’hui, l’information est partout, mais les jeunes ont besoin de mentors bienveillants. La capacité à coopérer et communiquer de manière créative, nous devons chercher à la développer chez chacun d’entre nous et chez nos élèves. La « société apprenante » est une société dans laquelle quand quelqu’un a appris quelque chose, quelqu’un d’autre va pouvoir l’apprendre plus facilement : si l’on est capable de documenter et partager ce qu’on a fait, on constitue la « société apprenante ». Les « tiers lieux » sont des lieux autres qu’institutionnels (éducatifs, professionnels, familiaux), ce sont des lieux ouverts à tous (par exemple les fablabs) où on peut ensemble co-construire quelque chose. Comment diffuser les « bonnes pratiques » ? Tout n’est pas transposable, mais ce qui est transposable, c’est la volonté, et la démarche, de chercher collectivement comment progresser : cela suppose de considérer potentiellement chaque enseignant comme un chercheur.
La boucle est bouclée ? En ouverture du colloque, Gilles Pécout, recteur de l’académie de Paris, formulait le souhait que se croisent et se lient davantage enseignement supérieur et enseignement secondaire : le Rendez-vous des Lettres fait partie de ces carrefours, encore rares. « Notre monde vient d’en trouver un autre » (Montaigne) : au bout du compte, ce que crée le numérique, c’est aussi une certaine forme d’insécurité commune pour les professionnels de la transmission, sensible dans les propos inquiets de certains orateurs, transmuée en bonheur d’enseigner chez bien des explorateurs présents. Refonder les humanités dans la culture numérique, cela suppose d’inviter les chercheurs à venir analyser et apprécier les innovations en cours, cela implique assurément de favoriser chez tous, enseignants et élèves, une véritable posture de recherche.
Jean-Michel Le Baut
Marc Plateau dans Le Café pédagogique
La séquence de Pauline Lourdel sur Les Fêtes galantes
Le site poétique des lycéens de Pauline Lourdel
Le projet Balzac de Claire Augé dans Le Café pédagogique :
Le roman inédit de Balzac écrit par les élèves
Les expériences d’écriture de Carole Guérin dans Le Café pédagogique