« Enseigner les mathématiques en REP, un enjeu pour l’école et pour la formation des enseignants ? » Denis Butlen, Professeur des Universités en didactique des mathématiques à l’université de Cergy-Pontoise (ESPE de Versailles), membre du sous-groupe disciplinaire du Conseil Supérieur des Programmes chargé de la rédaction des programmes de mathématiques du cycle 3, développe comment cette discipline des mathématiques peut être un appui dans le pari de la réussite de tous.
Le propos de Denis Butlen est structuré par deux questions. Comment l’école reproduit des différences qui recoupent des différences sociales. L’autre est celle des pratiques pédagogiques et didactiques, des dispositifs de formation des enseignants à mettre en œuvre pour qu’ils accroissent leurs marges de manœuvre et enrichissent leurs pratiques afin que les élèves améliorent leurs résultats et performances.
Un moyen de réconciliation avec l’école
L’hypothèse de départ de Denis Butlen est plutôt exaltante « Les mathématiques peuvent être un levier pour réconcilier les élèves en difficulté avec l’école ». Cette hypothèse s’appuie sur des résultats de recherche qui montrent que, contrairement aux idées reçues, les mathématiques arrivent dans les premières disciplines appréciées par les élèves.
Cette appréciation positive est déterminée par le langage utilisé dans cette discipline : moins polysémique, il permet de mettre à distance les héritages culturels. Le rapport à la vérité, plus simple joue aussi un rôle. Par ailleurs, c’est une discipline qui, à l’école élémentaire, ne sélectionne pas. C’est parce que les mathématiques ont un héritage culturel moins prégnant, parce qu’elles génèrent moins d’anxiété que d’autres disciplines fondamentales, qu’elles peuvent être un moyen de réconciliation avec l’école.
Qu’est-ce qui caractérise les élèves en difficulté ?
Au-delà de l’aspect quantitatif de leurs résultats, les élèves en difficulté ont du mal à capitaliser le savoir, manquent de connaissances anciennes et de méthode. Ils recherchent des règles à appliquer, des « recettes jugées sûres », n’identifient pas les enjeux des situations proposées. Ils ne parviennent pas à se construire des représentations mentales et n’ont pas de projet implicite de réinvestissement. Ils ne perçoivent pas les enjeux en terme d’école.
Un exemple emblématique, le calcul mental. Quand on demande aux élèves de calculer 32 x 25, au-delà du calcul, l’enjeu est de les obliger à explorer les nombres et leur décomposition et à le faire rapidement. On leur demande avant tout de comprendre le sens de la situation. Si l’on gagne là-dessus, on peut gagner beaucoup, dans la compréhension numérique mais aussi dans la compréhension de ce qu’est l’école.
Dans sa recherche sur l’entraînement au calcul mental avec des classes du CP au CM, Denis Butlen a observé qu’une forte élite calculatoire se révèle rapidement et entraîne la masse des autres derrière elle. Il y a donc, par cet entraînement intensif, progrès important de tous … Sauf, pour quelques-uns qui n’adhèrent pas, qui ne parviennent pas à résoudre ce que l’on peut définir comme « le paradoxe de l’automatisme ».
Pour être bon en mathématiques, l’élève doit installer des automatismes qui lui permettent de mobiliser rapidement des procédures plus adaptées, plus économiques … et en même temps échapper à cet automatisme, faire en sorte qu’il ne constitue pas une entrave à l’entrée dans le sens des mathématiques. En d’autres termes, on pourrait dire qu’il s’agit pour l’enseignant, de présenter le calcul en même temps que l’intelligence de ce calcul, de faire avec les élèves le pari que s’ils s’adaptent au calcul, ils seront meilleurs en mathématiques.
On fait comment ? Quelles stratégies ? Quelles réponses ?
Face à la difficulté scolaire, les enseignants sont soumis à des tensions qui marquent leurs choix pédagogiques et didactiques. La réponse courante est d’intervenir sur les pré-requis, de combler les manques. C’est une réponse souvent peu efficace car, même s’il faut le faire, les enseignants ne savent pas toujours comment le faire correctement.
Installer en mémoire les faits numériques et les conditions de rappel de ces faits suppose une pratique quotidienne d’activités variées sur les nombres. Dans la résolution de problèmes, quand un problème présente des nombres trop compliqués, dans un premier temps, on peut les remplacer par des nombres simples afin d’éviter la surcharge de calcul et mieux comprendre le sens du problème. Ce type de pratique permet de conserver le consistance de la situation d’apprentissage et l’activité commune. Plutôt que d’individualiser le travail, c’est sur les variables didactiques et les modes de travail que va se jouer la prise en charge de l’hétérogénéité. Par ailleurs, les démarches doivent être clairement explicitées par et pour les élèves. Leur demander de passer par l’écrit et de résumer en quelques lignes, ce qui a été appris et doit être retenu sur une période donnée permet de construire ce rapport explicite. Même chose quand il s’agit d’exposer une règle : leur demander de l’appuyer sur un exemple générique qui en signifie la compréhension. Élaborer des textes intermédiaires entre le formel et le très contextualisé, sont autant de fonctions d’aide à la pensée.
Et quand les élèves les plus en difficulté résistent ?
Denis Butlen nous présente les résultats d’une étude menée sur les pratiques enseignantes, dans des classes REP très difficiles avec des maîtres débutants et des maîtres confirmés. Il précise qu’il fait un état des lieux sans jugement, l’intérêt étant de comprendre les liens complexes entre enseignement et apprentissage dans les écoles situées en zones difficiles.
Dans ces conditions d’enseignement (pour certains, leur survie est en jeu), les pratiques enseignantes sont marquées par des contradictions entre logique d’apprentissage et logique de socialisation, entre désir de réussite immédiate et baisse des exigences, entre le temps des élèves et celui de la classe, entre individuel et collectif.
Dans les fonctionnements observés, on voit des différences importantes.
La pratique majoritaire est un enseignement qui fait une part importante à la présentation collective des activités, par des phases de recherche individuelle très courtes, voire inexistantes, par une individualisation très forte des parcours cognitifs et des aides apportées par le professeur. Cette individualisation systématique des activités proposées comme du traitement des comportements se traduit par des activités parcellisées, par un découpage des tâches en tâches élémentaires et s’accompagne au quotidien d’un abaissement des exigences de la part du maître. Les phases de synthèse, de bilan et d’institutionnalisation sont quasi inexistantes. La paix scolaire est difficile à assurer.
Une autre pratique très minoritaire, se distingue de la précédente par des scénarii basés sur des problèmes engageant les élèves dans une réelle recherche. Les phases de synthèse, de bilan et d’institutionnalisation sont quasi systématiques. Les apprentissages comme les comportements sont traités collectivement. Le maître peut ainsi transformer les itinéraires particuliers des élèves en un itinéraire générique acceptable par tous.
Dans cette catégorisation des pratiques, on comprend comment, l’individualisation de la tâche à outrance, entraîne une perte de l’enjeu d’apprentissage. En l’absence du moment collectif de synthèse et d’institutionnalisation, il y a perte de l’histoire commune, de la mémoire collective, de la structuration des connaissances.
L’installation de la paix scolaire, la gestion du cheminement de la dévolution (processus par lequel le professeur fait en sorte que l’élève assume sa part de responsabilité dans l’apprentissage) à l’institutionnalisation ( processus par lequel le professeur signifie aux élèves les savoirs ou les pratiques qu’il leur faut retenir comme enjeux de l’apprentissage attendu), et la capacité de l’enseignant à exercer une vigilance didactique, à analyser les productions de ses élèves, sont trois grandes questions de la profession et autant de pistes de travail fructueuses pour améliorer vraiment la réussite des élèves en mathématiques.
Michèle Vannini