Le débat autour des dotations massives d’ordinateur dans le système scolaire s’appuie entre autres, sur une volonté de réduire les inégalités entre les jeunes. Inégalités d’équipement, bien sûr, mais aussi inégalités dans les usages et plus largement inégalités sociales et d’insertion. Compte tenu de l’omniprésence des ordinateurs dans la société et de l’informatisation des services privés et publics, il est désormais très difficile de rester en contact avec l’ensemble du monde social et professionnel sans utiliser les moyens numériques. C’est pourquoi les décideurs politiques tentent d’apporter des réponses, comme le plan numérique qui débute cette année 2016, d’abord en termes de matériels, puis de ressources et enfin de formation. Mode d’action récurrent initié dès 1985, l’effet en reste très limité, par rapport aux ambitions.
Inégalité numérique et inégalités des usages
De PISA au CNESCO on le répète, le système scolaire français ne parvient pas résoudre la question des inégalités, il les confirme quand il ne les amplifie pas. L’approche strictement égalitariste, donner la même chose à tous, a une efficacité limitée. L’utopie égalitaire autour des outils numériques en réseau est un des moteurs du développement de ce secteur marchand confirmé par l’adhésion des publics sur l’ensemble de la planète. Comme si posséder un appareil numérique était un signe visible de la normalité sociale. L’ordinateur puis le téléphone, qui est désormais lui aussi un ordinateur, se sont banalisés rapidement au point de faire partie du paysage culturel, social, professionnel et marchand de tous les jours. La diversité de l’offre technique est telle que les disparités d’équipements restent importantes sur le plan qualitatif. Mais plus encore, à l’instar d’autres biens culturels comme le livre ou la télévision par exemple, il faut se questionner sur ce que chacun en fait. Si l’on nous vante la massification et la démocratisation de l’accès aux technologies numériques, est-ce pour autant que cela modifie quoi que ce soit en termes d’inégalités ? Pour le dire autrement, est-ce que la diminution des inégalités en termes d’équipements se traduit par une diminution de l’inégalité d’accès aux savoirs et plus généralement d’inégalités sociales ?
A l’occasion de la journée que l’ANDEV a organisée en ce début d’année, on a pu entendre et lire dans la revue Diversité (n°185, septembre 2016, CANOPE) plusieurs propos qui mettent en évidence la « difficulté » des pouvoirs publics à engager des politiques efficaces. La fracture d’équipement a été d’abord comblée en grande partie par les familles elles-mêmes et sans aide de l’État. C’est bien la peine de vouloir doter les élèves de tablettes alors qu’à la maison ils ont souvent mieux et plus efficace (voir notre enquête TED de juin 2015 et les entretiens effectués auprès d’élèves de collège), même dans des milieux peu favorisés. L’argument de l’inégalité justifiant cette volonté d’équipement rejoint celui de l’école qui donne la même chose à tous (principe d’égalité). Ce principe a la vie dure dans les esprits des dirigeants mais aussi de nombre d’enseignants. Mais la lutte contre les inégalités suppose d’abord de les mieux connaître et ensuite de fournir des réponses adaptées et non pas de reproduire des réponses dont les effets n’ont jamais été vraiment positifs.
Idéalisation du numérique et réalité des usages
Analysons de plus près les inégalités en lien avec le numérique. En premier lieu il faut constater l’inégalité face à l’emploi pour celui ou celle qui ne parvient pas à utiliser le numérique ; ensuite l’inégalité face à la vie sociale et aux démarches administratives ; puis les inégalités face à l’information et à la communication ; enfin les inégalités cognitives pour parvenir à développer ses propres connaissances. Il serait trop long de développer ces inégalités ici, mais on retrouve dans de nombreux travaux et articles (voir ceux du laboratoire Créa d’anthropologie de Rennes par exemple) l’analyse de la plupart d’entre elles. Et on le perçoit aisément à propos de toutes ces inégalités, la question passe par la technique mais ne se limite pas à elle. Avoir des machines et savoir les programmer semble indispensable à certain, mais si cela peut avoir une certaine utilité, il apparaît que c’est nettement insuffisant.
Faut-il cantonner la question des inégalités, et les remèdes pour lutter contre, au monde scolaire ? Non, ce serait oublier que ce qui transparaît dans le système scolaire est le reflet d’une société toute entière. Ce qui est en cause c’est la manière dont on envisage la place du numérique dans le système scolaire en regard de ce que celui-ci provoque en termes d’inégalités dans la société. On rejoint ici une préoccupation plus globale de l’action de l’institution scolaire dans son lien avec la société. La manière dont on voit abordées ces questions dans les médias est d’abord une idéalisation des moyens numériques. Cette idéalisation s’inscrit dans plusieurs directions aussi bien positives que négatives. Mais ces idéalisations ont la particularité de faire oublier le réel. Or le réel des usages des moyens numériques submerge le système scolaire parce qu’il est très en décalage avec ce qui fonde la légitimité de l’École. Du coup on peut très vite être tenté de rejeter ou de s’enthousiasmer sans aller plus avant dans la compréhension. Or c’est malheureusement ce qui semble dominer dans la pensée actuelle même dans les travaux des philosophes, des chercheurs et autres spécialistes.
Le numérique pour une autre société ?
Le danger principal serait de simplement scolariser le numérique. Ce serait donner un signe renouvelé de désintérêt du monde scolaire pour les pratiques sociales. Or si la mission de l’école est de socialiser, elle ne peut laisser de côté les processus de socialisation qui s’effectuent en dehors de son cadre. Les prendre en compte ce n’est ni les scolariser, si transformer l’école en espace social ouvert. C’est simplement, à l’instar de la pédagogie institutionnelle, mettre en place les moyens pour que les jeunes fassent du lien entre ce que leur contexte de vie quotidienne leur permet et les attentes de la société transcrites dans l’école. Ce lien serait alors le ferment d’une volonté de faire en sorte que l’école ne soit pas simplement une variable d’ajustement, mais au contraire la base d’une construction sociale renouvelée. Mais est-elle capable de sortir de la forme ancienne ?
Bruno Devauchelle