Comment favoriser le plaisir du texte au lycée ? Peut-être en évitant les morceaux traditionnellement choisis et les méthodes institutionnelles d’analyse ? C’est ce que suggère un dispositif original mis en place par Thomas Guyard, professeur de lettres au Lycée Léonard de Vinci de Melun : ses élèves de 1ère L sont invités à élire la « meilleure » page 111 de divers romans ! Le travail mené conduit à définir des critères d’appréciation, à construire une argumentation, à enregistrer un débat radiophonique … Il favorise, par le partage et par l’oral, l’intelligence de l’œuvre et le désir de lire. Thomas Guyard nous présente ici une autre activité, singulière et transférable : l’écriture de portraits littéraires en interaction avec un logiciel de portraits-robots.
Travailler sur la seule page 111 d’un roman, voilà une idée qui peut paraitre saugrenue : comment le projet a-t-il germé ? quels étaient vos objectifs ?
Le concours de la meilleure page 111 vient d’une émission de la radio Nova et il faudrait demander à Richard Gaitet, son animateur, d’où lui est venue cette idée. De mon côté, il s’agissait de présenter le travail que l’on mène en première littéraire pour une journée portes ouvertes de mon établissement (le lycée Léonard de Vinci à Melun). Je souhaitais montrer à des élèves de troisième, de seconde, et à leurs parents un exercice accessible qui traduise la curiosité pour les livres des élèves de cette filière et essayer de partager ce goût de lire. Pour mes élèves de première, c’était évidemment aussi l’occasion de mener un travail pour l’oral du bac ainsi qu’une façon de relancer l’envie de lecture au-delà des attentes de l’examen : de retrouver du plaisir là où l’étude prolongée d’une œuvre intégrale ardue avait pu laisser à certains quelques doutes sur leur orientation.
Comment avez-vous choisi les romans ?
A l’instar du « juke-box littéraire » de Radio Nova qui « balance des morceaux de littérature aussi variés, exigeants et inattendus que la playlist musicale de la station… », le choix des livres participe de la réussite de l’exercice. C’est donc naturellement avec la complicité du professeur documentaliste et les conseils du bon libraire que la sélection s’effectue. Outre la nécessité que le livre comporte plus de 111 pages et que la page 111 ne soit pas vierge, le premier critère est que le livre soit susceptible de plaire aux élèves et qu’ils aient envie de repartir avec. J’ai préféré resserrer la sélection sur des romans uniquement (là où Richard Gaitet ne s’interdit rien), en mêlant des œuvres classiques et contemporaines ainsi que des coups de cœur de la littérature jeunesse. J’ai retenu une trentaine de romans pour un groupe de quinze élèves.
Comment s’opère le lancement du travail ?
En début de séance, chaque élève doit s’emparer d’un livre « un peu au hasard », en ne se laissant guider que par le titre et la couverture : c’est l’attirance pour l’objet qui guide la distribution. Il est important qu’au début les élèves ne connaissent rien de l’œuvre (ou presque) pour que leur jugement ne porte que sur la page 111. Je leur interdis explicitement de lire la quatrième de couverture ou de chercher à en savoir plus… et leur annonce le concours qui va suivre : nous formons un jury littéraire qui va élire la meilleure page 111 ! Ils doivent alors préparer une lecture expressive de l’extrait qui commence avec le premier mot de la page et s’achève avec le dernier (peu importe de commencer ou d’achever la lecture au milieu d’une phrase).
Quelles sont ensuite les étapes et modalités de travail pour parvenir jusqu’au « prix de la meilleure page 111 » ?
Réunis autour d’une table ronde, nous débutons l’enregistrement (à l’aide d’un micro Zoom) de notre émission par les lectures. Les élèves n’annoncent que l’auteur et le titre et lisent à tour de rôle. Le débat peut alors commencer et je les interroge : « qu’est-ce qu’une bonne page 111 ? ». La question est certes déconcertante mais en appui sur les lectures précédentes, nous parvenons à faire émerger quelques critères qui ont retenu notre attention : un suspens immédiat (récit de combat dans Musashi de Yoshikawa), une histoire d’amour extraordinaire (Félix et Madame de Mortsauf dans Le Lys dans la vallée de Balzac), un dialogue comique (Ulysse from Bagdad de Schmitt), un personnage atypique (Le comte Robert d’Artois dans Les Rois maudits de Druon)…
Une fois d’accord sur les critères d’une bonne page 111, nous marquons une pause. Chaque élève défend alors sa page 111 et explique au public ses qualités. Pour finir, nous votons pour la meilleure page 111 (les élèves n’ont pas le droit de voter pour la page qu’ils ont défendue). Une lecture de cette page clôt l’émission… et le professeur documentaliste prête les livres aux élèves qui souhaiteraient repartir avec.
Certains vous reprocheraient d’avoir commis par ce découpage de la page 111 un crime de « lèse-majesté littéraire » : que leur répondriez-vous ? Autrement dit, quels plaisirs et quels profits les élèves vous semblent-ils avoir tirés de l’expérience ?
Le choix arbitraire d’un extrait a peut-être cela de bon qu’il permet de découvrir des passages en dehors des sentiers battus des anthologies classiques. De tels reproches ne me seront pas adressés : j’ai la chance de pouvoir travailler en confiance dans une académie où l’innovation pédagogique est encouragée. C’est peut-être justement parce que l’exercice est un peu iconoclaste que les élèves réalisent à la fois l’importance de situer un extrait dans son contexte et profitent dans le même temps de cette liberté de ne pas avoir ici à s’en soucier. Le plaisir du texte prime et l’oral échappe à l’évaluation de connaissances. La présence du micro garantit tout de même la qualité des échanges lors des débats. Je crois enfin qu’à travers cette activité de réflexion sur la lecture, les élèves ont l’opportunité de développer et d’affiner leurs propres goûts de lecteurs.
Vous avez par ailleurs mené un très intéressant travail autour du portrait en seconde avec Flashface : pouvez-vous nous éclairer sur cette séquence ?
Il s’agit d’un atelier d’écriture qui s’appuie sur un site Internet qui permet de réaliser très rapidement des portraits-robots. A l’aide du logiciel Flashface, les élèves inventent des personnages et rédigent des portraits. Une fois terminé, le portrait est lu au reste de la classe qui essaye de réaliser le portrait-robot à l’aide du logiciel. Le portrait-robot permet alors d’apprécier la qualité de la description et au besoin de l’améliorer. Au delà des enjeux de l’étude et de la rédaction d’un portrait, l’exercice doit permettre aux élèves de dépasser le premier jet et de s’obliger à revenir sur le premier texte produit. Quand un autre lecteur ne parvient pas à construire le portrait-robot à partir de celui-ci, l’élève doit nécessairement remanier son texte pour l’organiser mieux, le compléter, etc. L’importance du vocabulaire et de sa précision prend tout son sens, et les limites du genre sont interrogées : comment rendre-compte objectivement d’une coupe de cheveux ? Comment dessiner un regard pétillant et charmeur ? Comment dessiner la casquette de Charles Bovary ?
Quel bilan tirez-vous de ce va-et-vient créatif portait littéraire / portrait numérique ?
J’utilise beaucoup aujourd’hui cet exercice dans des dispositifs de soutien. Je trouve qu’il permet souvent « d’accrocher » des élèves parfois fâchés avec la rédaction. L’aspect ludique du logiciel est évident : essayez-le ! Enfin, voir son écriture prendre forme à travers les traits du dessin peut modestement redonner un peu de sens à la maîtrise de la langue.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site de l’académie de Créteil
Portraits-robots de personnages avec Face Creator par des lycéens brestois