Comment s’opère aujourd’hui le basculement de certains jeunes français vers la radicalisation ? De quelle manière le cinéma peut-il appréhender ce terrible phénomène d’embrigadement djihadiste, touchant garçons et filles, enfants et familles de toutes origines ? Après « Les Héritiers », film fortement inspirée de l’expérience vécue par une classe difficile lauréate du Concours national de la résistance et de la déportation, la cinéaste Marie-Castille Mention-Schaar adopte encore une démarche documentaire et une exigence de vérité à la hauteur de ce sujet brûlant. Pour étayer leur fiction, la réalisatrice et sa scénariste, Emilie Frèche, multiplient les rencontres avec des jeunes et des parents concernés, des spécialistes de tous horizons, dont Dounia Bouzar, anthropologue, consultante et interprète de son propre rôle pour les besoins du film. Fruit de ce travail conséquent de préparation, le drame bouleversant nous fait cheminer aux côtés de deux adolescentes, Sonia et Mélanie, progressivement prises dans les filets de recruteurs sans visages, via les réseaux sociaux. Au fil des deux trajectoires croisée, « Le ciel attendra » nous éclaire sur les mécanismes à l’œuvre, en particulier à l’’adolescence, ‘ce moment tellement fragile, où l’on a soif de pureté et d’engagement’, selon les mots de Marie-Castille Mention-Schaar. Nul doute : la détresse de ces familles, l’égarement de ces jeunes françaises, leur lutte difficile pour sortir du piège nous concernent tous. Et la cinéaste nous livre une œuvre impressionnante et juste, propre à susciter le débat avec les élèves, à construire ensemble les moyens de combattre le fléau.
L’impensable radicalisation de lycéennes ordinaires
Sonia (Noémie Merlant), 17 ans, vit en apparence une adolescence sans soucis entre des parents aimants Catherine (Sandrine Bonnaire) et Samir (Zinedine Soualem) et une petite sœur épanouie. Elle s’apprête pourtant à commettre un attentat lorsque des policiers débarquent brutalement à la maison pour l’arrêter, provoquant la sidération d’un père et d’une mère incrédule. Sous nos yeux se déroulent alors les multiples étapes du long et difficile processus de ‘déradicalisation’ à laquelle la jeune fille par décision de justice doit se soumettre, avec le soutien indéfectible de toute la famille. Mélanie (Naomi Amarger), 16 ans, pour sa part, est une bonne élève, à l’aise avec ses copines, engagée dans une association humanitaire et joueuse de violoncelle. Elle vit seule avec sa mère, Sylvie (Clotilde Courau), propriétaire d’un salon de coiffure et divorcée. La mort d’une grand-mère avec qui la lie une grande relation de tendresse comme facteur déclenchant et d’autres fragilités secrètes conduisent la jeune fille à s’éloigner de sa mère sans que cette dernière en saisisse les fondements. Via Facebook, sa fille vient de rencontrer un ‘prince’ qui sait exactement trouver les mots justes pour toucher le cœur. De compliments enjôleurs (‘Tu es pure, toi, tu n’es pas comme les autres’ murmure une douce voix off) en théories complotistes, l’araignée tisse sa toile et l’étau se referme, inexorablement. Mélanie prépare son départ pour la Syrie. Et Sylvie, sa mère, soutenue dans l’épreuve par le père (Yvan Attal) dont elle est séparée, affronte l’adversité, passant tour à tour de la révolte au désespoir.
Aucune complaisance cependant dans le traitement cinématographique. Pour emporter notre adhésion et susciter notre réflexion, la réalisatrice choisit de croiser les trajectoires des deux héroïnes, de mêler habilement bouffées de passé et évocations du présent, alternances de scènes centrées sur la vie sociale ou intime des jeunes filles et de séquences consacrées aux proches et à leur combat. Une construction habile qui met au jour le caractère insidieux de l’embrigadement, comme un poison qui se distille lentement, une forme subtile qui traduit aussi la complexité du processus de déradicalisation.
Une fiction documentée, imprégnée de réalité
En France, contrairement aux idées reçues, sur le millier et demi de jeunes signaléss, plus de la moitié des filles embrigadées sont des converties issues des classes moyennes. Nul besoin d’appartenir à une famille défavorisée, d’habiter un quartier difficile ou d’être de confession musulmane. A partir de ces constats, dans un contexte anxiogène de développement des passages à l’acte, la cinéaste a le sentiment d’être devant ‘un mystère’ à éclaircir. Pour s’emparer d’un sujet aussi dangereux, elle rencontre jeunes, parents, acteurs et victimes du phénomène. Elle se lie en particulier avec une jeune fille ‘revenue’ du djihad qui l’aide à comprendre les méthodes d’approche des recruteurs. Vidéos de propagande remettant en cause les bases de la société, offre d’un idéal d’engagement adapté au profil de la proie féminine choisie constituent des armes complémentaires de séduction. Dans la phase de préparation, la relation de confiance nouée avec l’anthropologue Sonia Bouzar est déterminante. Cette dernière, spécialiste des dérives sectaires et fondatrice du Centre de prévention, de déradicalisation et de suivi individuel (CPDSI), enthousiasmée par la sincérité de la démarche de Marie-Castille Mention-Schaar, lui permet d’intégrer son équipe en tant qu’observatrice pendant plusieurs mois. Bien plus, elle accepte de jouer son propre rôle au sein de la fiction. Tous ces facteurs, conjugués à la remarquable qualité du casting et à l’investissement des comédiens, aboutissent à une œuvre forte, criante de vérité.
Pour la première fois au cinéma, nous avons l’impression de vivre de l’intérieur, au plus près de la psychologie de ces adolescentes, l’intimité de la mécanique d’endoctrinement et l’ampleur de ses ravages. L’action des ‘endoctrineurs’, en fins connaisseurs d’une génération connectée, apparaît dans toute son intelligence et sa perversité. Par le biais des réseaux sociaux, ces manipulateurs, dont nous ne voyons jamais le visage, savent faire passer leurs jeunes cibles de la réalité virtuelle à l’action mortifère. Un décryptage salutaire qui nous permet de comprendre la complexité de la déradicalisation, également mise en lumière à travers le parcours douloureux d’une des deux héroïnes.
Une œuvre utile
La réalisatrice se dit frappée par la ‘sincérité de l’engagement de certaines jeunes filles embrigadées’ dans leur désir de ‘sauver le monde’. Aussi devons-nous prendre au sérieux les questions qu’un tel égarement soulève. La condamnation du radicalisme est sans appel mais « Le ciel attendra » ne se contente pas d’expliciter le phénomène, d’aider au décryptage de ses rouages. La finesse du propos et la subtilité de la forme opèrent une plongée dans le cœur des jeunes filles prises au piège, en cernant cette période, pleine de dangers, au cours de laquelle ‘l’on passe si violemment d’un extrême à l’autre, de l’exaltation à la dépression’, comme le souligne la cinéaste. Et Marie-Castille Mention Schaar soutient une hypothèse : et si le djihadisme venait à la fois exploiter la vulnérabilité adolescente et combler le vide existentiel de ceux et celles qui y succombent ? « Le ciel attendra », en tout cas, incarne de façon vibrante et constructive, les inquiétudes de la réalisatrice qui se demande quelle place notre société accorde aux jeunes et à leurs rêves, quelles utopies elle leur propose.
Un film juste, une œuvre impressionnante, un partage nécessaire.
Samra Bonvoisin
« Le ciel attendra », film de Marie-Castille Mention-Schaar-sortie en salle le 5 octobre 2016