Le sociologue François Dubet, spécialiste des questions d’éducation, revient sur le dernier rapport du CNESCO (1) portant sur les inégalités scolaires et migratoires, ainsi que sur l’électrochoc qu’il a suscité. Il s’inquiète du climat autour de l’école avec notamment des candidats à la primaire de la droite qui défendent des visions passéistes et qui pourraient utiliser ce rapport pour appeler à revenir en arrière.
Comment expliquez-vous de telles réactions alors que les faits sont largement connus ?
Il faut bien voir que la publication de ce rapport intervient dans un contexte détestable. On assiste à une vague idéologique sur l’école, extrêmement conservatrice, consistant à dire : » Rien ne marche, nos résultats sont mauvais, revenons au bon vieux temps, à la sélection précoce des élèves… » Avant, lorsque vous critiquiez, cela débouchait sur : » Il faut changer l’école « . Aujourd’hui, cela nourrit le discours sur la nostalgie d’une école passée.
Bien sûr, le rapport du CNESCO ne s’inscrit pas dans cette vague, mais il est pris dans le tourbillon. La surréaction sont vous parlez est à replacer dans ce cadre. Concernant la réaction des enseignants, notamment ceux des établissements difficiles, il faut comprendre : ils se donnent un mal de chien et on leur dit ça que cela ne sert à rien. Or ce n’est pas à cause d’eux. Le problème est que l’on n’a jamais franchi le pas d’une véritable politique d’investissements dans l’éducation prioritaire.
Inégalité de ressources
Vous partagez le constat de l’inefficacité de l’éducation prioritaire ?
Dès les premiers rapports sur le sujet qui remontent à 15-20 ans, on a montré que mettre des moyens supplémentaires ne changeait rien à la pédagogie. Il faut dire que dans les ZEP devenues REP, on a seulement 1,5 élèves de moins par classe.
De plus, on a créé de multiples dispositifs mais sans changer le coeur du travail pédagogique. Or cela n’a pas d’effet si vous sortez de la classe des élèves en difficulté, que vous les prenez à côté, puis que vous les y remettez.
On sait aussi depuis des années qu’au collège, on enseigne la moitié du temps, et qu’à cause des problèmes de discipline, c’est encore moins que cela dans les établissements difficiles.
On se gargarise en disant : » On donne plus à ceux qui ont moins « . Mais la Cour des comptes l’a montré (2): le mécanisme compensatoire n’affecte pas l’inégalité des ressources entre établissements chics et pas chics. Avoir 3 classes européennes dans un collège de centre-ville compense très largement les quelques moyens supplémentaires alloués au collège difficile.
Le rapport de Jean-Paul Delayahe sur la pauvreté à l’école (3) pointe aussi la disproportion entre les fonds alloués aux classes préparatoires et ceux bénéficiant aux enfant défavorisés.
Ministres successifs
Si cette politique de compensation ne marche pas, faut-il l’abandonner ?
Je défends résolument le principe de cette politique. Sa mise en oeuvre n’a pas fonctionné car on a alloué des moyens sans changer le fonctionnement du système. D’un certaine façon, on peut d’ailleurs rendre hommage au ministère : c’est un Conseil mis en place par lui qui vient dire que cette politique ne marche pas. Une politique lancée au début des années 80, qui, je le rappelle, a été poursuivie par tous les ministres successifs – entre autres François Bayrou, François Fillon, Xavier Darcos…
Que faire alors ?
Ce qui pourrait rendre une pédagogie compensatoire efficace, c’est, par exemple, que les enseignants soient véritablement volontaires, qu’ils soient soutenus, bien payés, etc. C’est tellement plus difficile d’enseigner dans un collège compliqué que dans un » bon « . Or, on se heurte toujours à un formidable blocage dès que l’on veut toucher au mode d’affectation des enseignants qui, en France, débutent leur carrière dans les collèges difficiles.
Elites menacées
Le rapport demande de » déségréguer les 100 collèges les plus ségrégués » : qu’en pensez-vous ?
Je suis tout à fait d’accord. Mais le CNESCO ne va pas très loin là-dessus et je le comprends. Je souhaite bien du courage à celui qui voudrait redéfinir la carte scolaire et forcer les parents qui peuvent mettre leurs enfants dans de » bons » collèges à les mettre dans des collèges difficiles…
D’après moi, il n’y a d’autre solution que d’agir avant tout sur la qualité de l’offre scolaire dans les établissements défavorisés. Mettre des moyens oui, mais en s’assurant de la qualité de cette offre. Cela implique de changer le système d’affectation des enseignants et le mode de constitution des équipes, de diminuer nettement le nombre d’élèves par classe, d’augmenter le temps scolaire…
On pourrait aussi faire une chose toute simple dont on parle depuis 30 ans : garder les enfants le soir à l’étude pour faire leur travail, sachant que ceux que la famille ne peut aider ne le font pas.
Pourquoi n’a-t-on pas pris le taureau par les cornes dès le début du quinquennat ?
Je vois 2 raisons majeures. D’abord je ne suis pas convaincu que les Français désirent l’égalité des chances scolaire. Chaque fois dans l’histoire que l’on a eu des réformes éducatives visant l’égalité des résultats, cela a provoqué des oppositions extrêmement fortes, ne venant pas seulement de la droite, sur le thème : » Les élites sont menacées « , » Ca va être le nivellement par le bas « ….
La seconde raison : si vous voulez créer une offre éducative de la meilleure qualité possible dans les établissements les plus défavorisés, vous êtes obligé de changer les règles du système. Vous vous heurtez alors aux résistances internes à ce système. Au passage, tout cela devrait nous rendre indulgents avec les ministres…
Charter schools
La ministre Najat Vallaud-Belkacem a réformé l’éducation prioritaire et encourage les dispositifs de mixité. Qu’en pensez-vous ?
Ces mesures suffiront-elles à contrebalancer les mécanismes de creusement des inégalités ? Quand les Américains ont lancé les « charter schools » (4), ils ont créé des écoles différentes, avec des profs volontaires, bien mieux payés, des parents étroitement associés … Ils n’ont pas fait l’école comme d’habitude avec des moyens en plus. Ils ont changé complètement.
Quelle suite voyez-vous à ce rapport ?
D’abord ce rapport est utile. Mais dans le climat actuel, ce qui serait catastrophique est qu’il aboutisse à des injonctions générales qui n’engagent à rien – » Il faut massivement déségréguer « , sans que personne ne sache comment, » Il n’y a qu’à rétablir la carte scolaire « , sachant que personne n’osera le faire… Une autre conséquence malheureuse serait que l’on dise, sur la base de ce rapport : » on arrête puisque tout ça ne sert à rien « .
Recueilli par Véronique Soulé
Lire les précédentes chroniques
Dubet sur la réforme du collège en août 2016
Dubet Merle : Réformer le collège
Notes
(1) Le rapport