C’est le principal enseignement d’une thèse soutenue récemment à l’université de Cergy-Pontoise par Julien Bugmann, dirigée par Alain Jaillet (laboratoire EMA). Ce travail scientifique et expérimental lève effectivement le voile sur une question souvent discutée dans les espaces publics et encore trop peu explicitée par des travaux de recherche. Pourtant la question du jeu pour apprendre n’est pas nouvelle, et plus généralement la place du jeu dans la société fait l’objet de réflexions très anciennes. Mais l’arrivée d’un système scolaire qui a pour objectif de préparer les citoyens à entrer dans la société a été souvent construit en opposition aux activités ludiques. Comme le dit l’auteur reprenant Papert : l’école c’est le hard, le jeu c’est le fun… « Mais dans la société, où trouve-t-on du hard fun ? Le hard fun c’est réussir quelque chose de complexe en éprouvant, de par le côté difficile, du plaisir et de l’amusement » (p.17).
Dans la lignée des travaux de Patricia Greenfield, Shirley Turkle d’une part et Gilles Brougère, Alain Jaillet d’autre part, s’intéresser aux jeux vidéo dans l’enseignement et pour les apprentissages est un pari risqué. C’est celui que l’on trouve dans la thèse : « Apprendre en jouant : du jeu sérieux au socle commun de connaissances et de compétences » soutenue par Julien Bugmann (Julien Bugmann. Apprendre en jouant : du jeu sérieux au socle commun de connaissances et de compétences. Education. Université de Cergy Pontoise, 2016.) en mars 2016.
La pratique du jeu vidéo est importante chez les jeunes. Dans le cadre de cette thèse les élèves sur lesquels a porté ce travail sont en CM2. En ZEP, en ville ou à la campagne, les jeunes, auprès desquels a été mise en place cette expérimentation, jouent souvent aux jeux vidéo : près de la moitié des enfants interrogés déclarent jouer de 1 à 3 heures par semaine. Les autres jouent au moins trois heures 12% jouant plus de dix heures alors qu’environ 1,5% ne jouent pas. Partant de là l’auteur s’interroge sur le rejet global du jeu vidéo par l’école. Plus largement cela interroge les pratiques sociales et leur place dans le contexte scolaire.
Un lien entre jeu sérieux et socle commun
Au lieu d’engager le débat, ce travail de thèse tente d’entrer au coeur du problème en tentant de faire du lien entre jeu vidéo et socle commun puis en expérimentant l’effet d’un jeu vidéo sur les apprentissages liés aux items du socle.
Le décor ainsi posé, et avant de s’intéresser aux résultats de ce travail, il est nécessaire de rappeler la force et la limite de ce travail de thèse. La principale limite est bien évidemment le coté expérimental et donc le risque de biais de contexte. En d’autres termes, est-ce que ces enfants sont représentatifs ? Surement pas. Mais cela n’est pas important car la force démonstrative du travail s’exerce sur deux principales populations : les enfants en ZEP et les autres. On rappelle qu’en école primaire la connaissance des CSP, par le fichier base-élève, des parents est interdite à ce jour. L’auteur n’a donc pas enquêté là-dessus, ce qui aurait probablement permis d’affiner son travail de catégorisation de l’échantillon. La principale force de ce travail c’est aussi la rigueur expérimentale, certes critiquable, mais ô combien utile pour fournir une connaissance nouvelle, première priorité d’une thèse.
Le premier résultat est celui qui relativise le lien entre plaisir de jouer et amélioration des apprentissages. Autrement dit il n’y a pas directement corrélation (p.334). Par contre, il y a un lien entre jeu vidéo (sérieux) et socle commun de connaissances et de compétences. Pas aussi simple à prouver qu’on ne le pense, mais la démonstration est méthodologiquement intéressante, d’autant plus que l’auteur a mis en place des tests d’évaluation pour compléter son approche théorique. C’est à partir de cette expérimentation d’un jeu vidéo (Food Force) qu’il démontre que « des apprentissages, en lien avec ceux officiellement attendus à l’école, peuvent survenir suite à la pratique d’un jeu sérieux. » (p.335). Au moment où l’on constate de manière criante les inégalités du système scolaire le résultat proposé est intéressant : « c’est pour une certaine catégorie d’élèves, très souvent défavorisés, que les effets du jeu sérieux sont les plus marqués sur les apprentissages. » Mais il faut compléter cette analyse en remarquant que les élèves d’établissement en ZEP jouent beaucoup moins longtemps aux jeux vidéo par semaine que ceux des autres établissements. Ce constat s’étend, et malheureusement il n’y a pas d’entretiens pour le confirmer, à l’idée qu’une fracture numérique existe réellement dans les usages, à commencer par ceux des jeux vidéo. D’où l’observation du rôle potentiel de l’école dans la lutte contre les inégalités. (p.339).
Un autre rapport à l’échec
Dans les éléments complémentaires qui complètent bien le paysage posé ici, on constate l’importance de la lecture des consignes : « on peut alors en venir à penser que ces élèves, qui sont forts à l’école, dans la pratique du jeu sérieux, mais aussi dans nos évaluations, comprennent mieux que les autres les consignes qui leurs sont proposées. ». Autre apport de ce travail, le type de jeu est important. Ainsi les jeux de course ont une meilleure efficacité que les jeux de tirs et autre MMORPG. Et puis le plus important de ce travail réside dans le rapport à l’erreur et à l’échec. Le jeu fonctionne dans un contexte opposé à celui de l’école : « Alors que dans le jeu nous sommes dans la fiction et l’irrationnel quelquefois, à l’école, nous sommes dans la norme et le rationnel. » Cette opposition donne au jeu une « autre saveur » surtout dans un contexte scolaire qu’il vient bousculer.
Citons ces deux phrases de la conclusion : « Et cela s’accorde avec la dernière caractéristique du jeu, celle qui lui attribue un caractère incertain. Avec le jeu, on peut se tromper mais, la fois suivante, il est possible de réussir. » qui fait écho à celle-ci : « [dans le jeu]il n’y aurait pas de conséquence en cas d’échec, on peut se lancer de manière sereine dans l’activité. A l’école par contre, pour une activité incertaine, et que l’on ne maîtriserait pas totalement, il serait alors bien plus délicat d’oser, d’essayer, car les conséquences pourraient nous être défavorables. ». Cela confortera tous ceux qui veulent que l’école engage un aggiornamento véritable au lieu d’effectuer des replâtrages successifs. Cependant il faut bien sûr moduler le propos : loin des enthousiasmes vendeurs, Julien Bugmann propose ici un travail bien intéressant dont on peut espérer qu’une version plus grand public soit mise à disposition des enseignants dans les temps prochains.
Bruno Devauchelle