Comment un cinéaste peut-il encore prétendre jeter un regard neuf sur la famille, sujet rebattu à l’écran, comme creuset de tous les affects et foyer de toutes les névroses ? Décidément Xavier Dolan, jeune prodige québécois de 27 ans, moult fois récompensé, n’a peur rien. Pour son sixième long métrage, il multiplie les défis à relever : réussir l’adaptation cinématographique de la pièce de théâtre éponyme de Jean-Luc Lagarce, réunir un casting impressionnant de stars françaises, filmer en scope et en gros plans principalement, marier ses images et la partition musicale composée par Gabriel Yared. Depuis son premier film, « J’ai tué ma mère » (2009), le réalisateur n’en finit pas d’explorer les torrents d’amour et les forces noires engendrés par les liens familiaux en portant la fusion des émotions à leur point d’incandescence. Chaque fois, il invente une mise en scène adaptée à son propos. Tout en accompagnant ici Louis, jeune écrivain raffiné et célèbre, de retour après douze ans d’absence dans sa famille pour annoncer sa mort prochaine, la caméra se tient au plus près des protagonistes de ce huis clos familial. Et « Juste la fin du monde » trouve encore une forme nouvelle, –palpitations des visages et des regards, cris et chuchotements, musiques et murmures, lumières crues et clairs obscurs-, apte à suggérer l’indicible et l’irrémédiable. Un grand film.
Le retour tant attendu du petit génie
Un jeune homme, le visage tendu, le regard clair, à bord d’un avion. Sa voix off, douce et grave à la fois, formule son questionnement inquiet. Il revient après une longue absence dans sa famille pour annoncer qu’il va mourir. Comment le dire ? Arrivée à l’aéroport où personne ne l’attend, la route en taxi et le paysage qui file devant nous, à la vitesse d’un cœur qui bat et d’un esprit qui mesure le chemin parcouru et le temps écoulé. Quelques plans en insert de plats artistiquement décorés avec des mets disposés en corolles nous renseignent sur les conditions de cette visite. Louis (Gaspard Ulliel), le fils parfait, l’incarnation de la réussite, choyé, aimé, jalousé sans doute, est très attendu et on a mis les petits plats dans les grands.
Quelques plans moyens nous font pénétrer dans la maison familiale. D’où nous ne sortirons quasiment jamais à l’exception d’une courte et houleuse ‘virée’ en voiture entre Louis et son frère cadet Antoine (Vincent Cassel). Au fil des heures qui précèdent et suivent le repas supposé les réunir tous, nous découvrons chacun au gré d’apartés ménagés pour se retrouver seul-à-seul avec le visiteur. Martine (Nathalie Baye), la mère, perruque noire, maquillage outrancier, peut bien rejouer, d’une voix perchée, la joie des promenades du dimanche et le plaisir de récits répétés qui lassent un auditoire d’habitués. Elle peut aussi, dans la pénombre d’une cuisine, prononcer des paroles sans intérêt puis prendre Louis dans ses bras, en une longue étreinte et lui murmurer qu’elle l’aime dans un souffle. Dans sa chambre, à l’écart, Suzanne (Léa Seydoux), la petite sœur bienveillante, tente de recréer une familiarité, qui n’a peut-être jamais existé, avec Louis lui demandant en vain pourquoi elle habite encore la maison familiale. Pour sa part, Catherine (Marion Cotillard), la belle-sœur évoque à mots couverts la naissance de son enfant (que Louis n’a pas connu), tout en étant rabrouée par son mari Antoine. Nous décelons, au tremblement de son visage, qu’elle perçoit, telle une plaque sensible, la véritable raison de la venue de Louis, tandis que les autres conjurent à leur façon, bruyante, désordonnée, la mort qui rôde.
Dans l’œil du cyclone
Apartés sans issue, silences chargés, étreintes maladroites trouvent leur prolongement au moment crucial de la confrontation induite par le rite du repas pris en commun. Comment refaire du collectif autour de la réunion improbable d’êtres travaillés par les frustrations et la souffrance ? Comment recréer de l’affection, de la fraternité et de l’amour au sein d’une famille qui a été impropre à les générer ? Remonter le cours du temps ? Réparer les vivants ? Dans l’hystérie et la montée de la tension caractéristique des outrances langagières tenant lieu d’échanges, le moment d’affrontement entre les deux frères cristallise le point de non-retour que le huis clos tragique met au jour. Au cours du repas, Louis formule le souhait d’aller revoir la première maison de son enfance, aujourd’hui abandonnée. Antoine balaie en quelques mots méprisants et vulgaires cette bouffée de nostalgie, comme un désir mal placé. De là il exprime le ressentiment d’un enfant mal aimé auquel la mère, présente autour de la table, a toujours préféré l’autre, l’aimé. Jusqu’à ce qu’il en vienne à lever la main sur le frère envié, referme son poing avant que la mère n’arrête son bras (‘C’est fini maintenant’). Et brusquement, sur un mode exacerbé, l’enjeu du récit se décentre. Comme si cette poussée de violence révélatrice d’une opposition fratricide conduisait à une autre mise à nu. Dans l’impossibilité de dire sa mort certaine à ses proches, Louis est radicalement seul. Une solitude douloureuse que la brutalité de son frère, intacte depuis leur enfance, aiguise à vif tout en éclairant d’un jour nouveau son parcours d’écrivain, lequel s’est sans doute construit en opposition à cette violence primitive.
Figures de l’irrémédiable
Même si nous retrouvons trace de la pièce de Jean-Luc Lagarce à l’origine de l’adaptation dans la langue travaillée, ses errements et ses bégaiements et dans le respect de l’unité de lieu, le filmage en scope et le recours systématique au gros plan donnent un grand pouvoir d’évocation au geste cinématographique. Cadrés en gros plans, les frémissements des visages, les échanges furtifs de regards font contrepoint aux propos tenus, lesquels mélangent vérités et mensonges, faux-semblants et approximations trompeuses. Souvent, dans le clair obscur d’une chambre calfeutrée ou la pénombre d’une pièce confinée, les souffles et les murmures, les silences prolongés en disent plus long que les cris et autres vociférations démonstratives. Quelques chants et musiques, en particulier la partition originale imaginée par le compositeur Gabriel Yared, tissent de subtiles correspondances entre les partis-pris de mise en scène et le cœur de la tragédie. Comme le souligne le musicien (qui a déjà travaillé avec le cinéaste pour « Tom à la ferme » en 2013), la musique ici ‘épouse, soutient et fait même cavalier seul’, suggérant ainsi des émotions et des sentiments non formulés.
Ainsi la capacité de Xavier Dolan à faire émerger les flux et reflux d’affects rappelle le talent du grand cinéaste américain John Cassavetes, notamment à l’œuvre dans « Faces » ou « Love streams ». Cependant, l’impasse du désir et le sentiment de deuil qui imprègnent « Juste la fin du monde entrent également en résonance secrète avec le cinéma de Maurice Pialat, explorant la famille mortifère dans « Passe ton bac d’abord » ou « A nos amours ». Xavier Dolan est un jeune homme pressé, un cinéaste talentueux qui ne s’encombre pas de références cinématographiques ni de ‘pères spirituels’.
Il n’empêche. L’axe premier de « Juste la fin du monde » se déplace. Plus que l’histoire tragique d’un jeune écrivain atteint du sida ou de toute autre maladie mortelle dans l’impossibilité de le dire à ses proches, la tragédie se déploie comme la radiographie sensible d’une famille mise à nu sous l’onde de choc déclenchée par le retour du fils. La révélation de la guerre entre les deux frères, et la mise en lumière de la souffrance d’Antoine en particulier, ouvrent des prolongements insoupçonnés. Même si notre compassion va à Louis –frêle silhouette d’un être voué à la mort qui s’éloigne avec son secret-, les dernières scènes redistribuent les cartes et nous font porter un regard inédit sur Louis, fils parfait, enfant vulnérable, frère haï. « Juste la fin du monde » n’est pas un film de tout repos mais c’est une belle œuvre dérangeante. A voir absolument.
Samra Bonvoisin
« Juste la fin du monde », film de Xavier Dolan-sortie le 21 septembre 2016
Grand Prix, Prix du jury œcuménique, Cannes 2016