A voir la multiplication des initiatives autour du numérique (pour ou contre, d’ailleurs) en ce début d’année scolaire (déclarations du ministre de l’enseignement supérieur, plan numérique, livres et articles…) on peut se demander quelle mouche les a piqués ? Est-ce que cela est nouveau ? Y a-t-il un changement radical (une disruption fulgurante disent certains) ? Serions-nous donc si en retard qu’il faille faire feu de tout bois en ce début d’année ? A moins qu’une vision électoraliste ne vienne puiser un peu de modernité dans les « nouvelles technologies ».
Ni zélotes, ni détracteurs…
Le problème central qui se pose à l’école est celui de son incapacité à résoudre les inégalités. Aussi bien des inégalités sociales que des inégalités scolaires, on demande à l’école de répondre à ce problème de plus en plus vif. Quand arrive dans l’espace social un nouvel objet qui peut apporter de l’espoir, il est logique que d’aucuns s’en emparent, c’est le cas du numérique. Dans l’imaginaire d’abord, puis au quotidien ensuite, les usages du numériques interrogent désormais l’équation des inégalités, ne semble pas les réduire, mais les déplacer, les transformer. Observer la généralisation des usages impressionne. Quel que soit le niveau de revenu, avoir un smartphone, par exemple, permet d’être socialement intégré. Dès les années 1990, la possession d’un ordinateur à la maison était aussi pensée comme un marqueur social ainsi qu’un moyen d’accès au monde du travail. C’est pourquoi les équipements personnels se sont multipliés et sont devenus une norme en particulier depuis le début des années 2000.
Si la possession d’une machine ne préjuge pas de son utilisation réelle, elle est révélatrice d’une prise de conscience, de la construction d’une représentation sociale. Les chiffres impressionnent et l’équipement des foyers en France est désormais comparable à celui de nombreux autres pays du monde. Jusque dans les classes, même si certains marquent une impatience face à des usages bien modestes du numérique, il y a un véritable développement. Mais celui-ci ne s’opère pas comme les zélotes, tout comme les détracteurs, tentent de le montrer. Pas de retard accablant non plus ici, mais plutôt une interrogation salutaire sur les équilibres dans la classe mais aussi de nombreux problèmes de « fonctionnement ». C’est à partir de là que se construisent les véritables pratiques, dispersées, variées, mais réelles.
L’irrésistible pénétration du smartphone dans les classes
Mais alors pourquoi les responsables se sentent-ils si mandatés pour pousser les initiatives ? Deux hypothèses : leur ignorance, leur prise de conscience. Après le maître ignorant, on pourrait peut-être évoqués les « ministres ignorants » ! Ils n’ont pas vu venir les choses, alors ils se rattrapent. Ils n’ont pas écouté leurs prédécesseurs alors ils reprennent leurs discours. Ils n’ont pas vu venir les familles (et leurs équipements) alors ils veulent les canaliser. Pour le dire autrement on peut penser à une tentative, constamment répétée depuis trente ans de faire en sorte que la vitrine soit belle sans se préoccuper du fond du magasin. La deuxième hypothèse, celle de la prise de conscience, est corollaire de la première, mais elle a le mérite de laisser penser qu’il y a désormais un cap clairement défini. A compter l’impressionnante succession de plans (interrompus temporairement par Vincent Peillon au profit d’une stratégie) on ne peut croire qu’il y a un cap, à moins que la répétition des mêmes actions ne soient lues comme une vertu pédagogique : à force de les équiper, ils finiront bien par les utiliser…
Au moment où certains fustigent toute idée de numérique à l’école, il faut reconnaître l’insistance, quel que soit le bord politique, des décideurs pour le développer et ce depuis de longues années. Cette quasi-unanimité se traduit parfois, même chez les détracteurs, par un « il faut quand même faire avec », « on ne peut l’ignorer ». Propos minimalistes certes, mais qui interrogent l’idée même de retard, fut-il ou non accablant. Les divergences de point de vue qui sont perceptibles dans les discours et les intentions restent relativement modestes. Dans les salles des profs, les propos sont souvent proches, même si les mises en œuvre sont plus dispersées. Désormais l’acculturation au numérique est réalisée. C’est sa traduction éducative qui reste à mener à terme. Ce terme n’est pas le tout numérique tout le temps. Non le terme c’est « l’art de choisir » ou plutôt le geste professionnel adapté et pertinent qui fait qu’au moment opportun les instruments retenus sont ceux qui vont permettre de jouer la bonne partition. L’étonnante pénétration des usages des smartphone par les élèves dans les classes de lycée est probablement un terrain d’analyse et d’étude particulièrement riche. Certes elle bouscule les visions traditionnellement conseillées et promues par l’institution. Mais elle révèle que les enseignants commencent à trouver la distance raisonnable. On peut simplement regretter qu’il faille s’affranchir des cadres institués pour que les choses avancent, mais c’est ainsi. Il n’y a pas d’irresponsabilité à ces modes d’action, ni d’inconscience ? Il n’y a que le souci de faire en sorte qu’un instrument « à portée de la main » soit un instrument dont on doit apprendre à maîtriser aussi bien l’usage que le non usage, en classe mais aussi en dehors.
Faire des choix
Cependant les inégalités demeurent. Certains estiment même que face au numérique émerge ce qui est parfois nommé un illectronisme. De fait la complexité des écrans numériques ne se révèle pas au premier abord : tout semble si simple avec un écran tactile, l’engouement pour les tablettes en est un des effets. Mais dès qu’une personne en difficulté de lecture se trouve face à des écrans, apparaît un nouveau trouble. Multimodalité, hyperliens, imbrication des contenus etc.… tout concoure à « attirer l’attention » de celui qui ne sait pas décoder les écrans. C’est cette nouvelle inégalité à laquelle l’école est confrontée. Et là il faut parler de difficulté, voire de retard. Car au-delà de l’acculturation individuelle, il y a la compréhension profonde qui permet à l’enseignant de faire face aux questions. Malheureusement nombre d’entre eux se sentent encore démunis, ou font mine de ne pas l’être tout en déclarant « ils en savent plus que nous, ils sont plus à l’aise ». Vrai ou pas, ce sentiment exprimé plus souvent qu’on ne le pense (en 1997, Lionel Jospin l’évoquait déjà dans un discours à Hourtin) est révélateur des axes de travail pour permettre aux enseignants de faire des choix pour apprendre à leurs élèves à faire des choix.
Bruno Devauchelle