Cofondatrice des Réseaux d’échanges réciproques de savoirs®, Claire Héber-Suffrin a été institutrice liée au mouvement Freinet. Docteure en sciences de l’éducation, aujourd’hui, elle est enseignante et formatrice. Ses deux derniers ouvrages viennent de paraître : Apprendre par la réciprocité (réinventer ensemble les démarches pédagogiques) ; ainsi que Des outils pour apprendre par la réciprocité (animer des réseaux d’échanges réciproques de savoirs).
Vous écrivez que les élèves, parents, enseignants, animateurs, professionnels, artistes et artisans, etc. sont tous des porteurs de savoirs à partager pour apprendre ensemble. Les enseignants peuvent-ils (veulent-ils) apprendre de leurs élèves ou apprendre avec leurs élèves ?
En tout cas, l’enseignant apprend grâce à ses élèves parce qu’il apprend « pour » ses élèves : en préparant son enseignement, c’est-à-dire en s’interrogeant sur les contenus qu’il veut transmettre ou faire construire par les élèves, sur ses propres savoirs et manques concernant ces contenus, sur ses besoins de renforcer tel contenu et sur les démarches pédagogiques nécessaires pour enseigner. Il apprend en accompagnant, en reformulant, en s’étonnant de questions inédites. En s’adaptant à « ces élèves-là » qui lui permettent de considérer le savoir transmis à partir de leurs regards, de leurs questions et de leurs expériences. Enfin, en répondant à leurs questions qui font reformuler, compléter, croiser, voir autrement, contextualiser autrement les savoirs en jeu et, peut-être rechercher d’autres savoirs et, peut-être même, voir naitre en lui des désirs et des besoins d’apprendre. C’est tout à fait pour ces raisons que nous proposons que cette part de la réciprocité, « l’offre de savoirs », soit expérimentée aussi par les élèves entre eux, qui ainsi vivront les mêmes processus. Et apprendront ou renforceront leurs savoirs.
L’enseignant apprend « de » ses élèves ?
Oui, du fait même qu’ils sont là, présents, dès lors qu’il est attentif à leurs échecs, questions, réussites, approximations, intuitions, transpositions… Il apprend ainsi, en le vivant avec et pour eux, son métier de pédagogue et la façon de le faire en le réajustant en permanence. Il apprend à faire évoluer son métier et à évoluer lui aussi. C’est ce que nous disons quand nous parlons de la réciprocité des rôles : nous avons, d’ailleurs vu des élèves, offreurs de savoirs, beaucoup mieux comprendre leur enseignant, ses attentes et ses méthodes, justement parce qu’à leur tour, ils « enseignaient ». Nous avons vu des enseignants mieux comprendre comment ils pouvaient améliorer leur enseignement en réfléchissant sur leur propre façon d’apprendre eux-mêmes quand ils sont dans la situation d’apprenants.
L’enseignant apprend « avec » ses élèves ?
Si un enseignant se considère comme un « enseignant-chercheur », « un praticien-chercheur » comme le préconisait Jean Le Gal du Mouvement Freinet, il peut apprendre avec eux à travers un projet de classe : voyage éducatif, réalisation d’un ouvrage, d’une exposition, d’un spectacle… Ce que nous disons aussi par le projet de créer et d’animer, ensemble, dans le cours, la classe et/ou l’établissement, ou encore avec l’environnement (parents, quartier, ville…), un Réseau d’échanges réciproques de savoirs. Partage des savoirs concernant la vie d’un projet. Ils s’apprennent mutuellement ou apprennent ensemble des outils (par exemple, les élèves peuvent connaitre des outils informatiques…), des connaissances (on sait de plus en plus que les élèves reçoivent beaucoup d’informations en dehors de l’école), des façons de faire (qu’ils ont pu acquérir dans d’autres moments de leur vie).
Se faisant « enseignant-chercheur », il « transmet ce qu’il est », il apprend à ses élèves à se faire « élèves-chercheurs » !
Le veulent-ils ?
C’est bien la pierre possible d’achoppement ! Certains, déjà, oui, le veulent et de multiples autres façons qu’à travers la démarche de la réciprocité préconisée par ces Réseaux.
Evitons une confusion : il n’est pas question de « faire semblant » de ne pas savoir pour « demander » des savoirs aux élèves. Evidemment, sur tous les contenus de programme, l’enseignant en sait beaucoup plus que les élèves, nous ne disons pas que cette disparité cognitive n’existe pas, ce serait ridicule !
Nous ne pouvons reprocher à des enseignants de ne pas le vouloir, le savoir ou le pouvoir. Nous pouvons seulement les inviter à essayer. Nous tentons d’évoquer dans nos deux ouvrages quelques-unes de ces pierres d’achoppement : la peur de perdre l’autorité, la mauvaise compréhension du projet, le sentiment de ne pas avoir le temps en raison du programme « à faire » sans voir que ces démarches sont faites pour aider à ce que le plus grand nombre possible d’enfants acquièrent les savoirs du programme…
L’école n’est-elle pas un système scolaire, l’instrument d’une politique, une institution figée… où règnent la concurrence, la sélection, la notation normative… Comment y faire progresser une réciprocité dans les apprentissages, une réinvention pédagogique et un échange harmonieux des savoirs ?
Certes, grande banalité de le dire, l’école est ambivalente. Elle est chargée ouvertement de produire des élites et elle annonce qu’elle veut démocratiser les accès aux savoirs. Certes, il y règne concurrence, notation normative…
Mais, conscients que nous sommes qu’en apprenant des connaissances et des savoir-faire, savoir-penser, savoir-questionner, qu’en développant son esprit critique… on apprend le système et ses valeurs. C’est bien un choix politique que de choisir qu’ils apprennent plutôt, en vivant (ils apprennent ce qu’ils vivent) un système fondé sur la réciprocité et la coopération, à être des personnes solidaires, des apprenants chercheurs et des citoyens coopérateurs, qui aimeront partager leurs savoirs, qui sauront chercher les savoirs dont ils ont besoin dans des réseaux sociaux hétérogènes, qui sauront faire de l’hétérogénéité une chance pour apprendre, dialoguer, débattre, complexifier les analyses…
La réciprocité se concrétise dans le respect mutuel, sans domination, sans recherche de pouvoir. Dans ce cas, que devient l’autorité du maître : son ascendant disciplinaire et son expertise dans la transmission des connaissances ?
Pourquoi perdrait-il de son expertise dans la transmission des savoirs ? Il augmente, de surcroit, son expertise en façon d’enseigner, en recherche de savoirs, en capacité d’apprendre des autres toujours et partout (et ses élèves le pressentent s’ils ne le voient consciemment). Il accroît son expertise en expérimentant lui-même des situations différentes, en se mettant lui-même en échanges réciproques de savoirs professionnels avec d’autres enseignants et même avec ses élèves quand ils sont offreurs pour d’autres élèves (ou pour lui).
Quant à l’autorité. Si l’enseignant transmet essentiellement ce qu’il est, comme nous le savons tous et comme l’a si bien affirmé Jean Jaurès, on va alors parler de « faire autorité » : certes, par ses connaissances disciplinaires mais aussi (surtout ?) par son aptitude à proposer un cadre régulateur et émancipateur pour que chaque élève expérimente que le savoir « ça se cherche », « ça se construit », on peut être accompagné pour cela par celui ou ceux qui en sont plus experts (et on les respecte pour ça) et on l’accroit ou le renforce en le partageant. La réciprocité est une invitation à la mutualisation des savoir-être. Tous les enseignants, s’ils sont à la fois rigoureux et créatifs, à la fois exigeants (signe de respect de ses élèves) et accompagnant, attentifs, peuvent témoigner de ce que leur autorité n’est pas entamée ? Au contraire, elle est beaucoup mieux enracinée mais autrement : dans le respect plus que dans la crainte, dans le désir d’apprendre plus que dans l’inquiétude devant les sanctions ou la recherche des conformismes, dans les repères qu’il propose par sa façon d’être plus que dans le fait d’être impressionné.
Vous pensez que la réciprocité peut donner un espoir à une société dont l’avenir laisse dubitatif. Elle permet de construire un mouvement social et culturel en œuvrant ainsi pour le Bien commun. N’est-ce pas un excès de pédagogisme ? Comment les forces qui organisent les inégalités et la reproduction sociales céderaient-elles du terrain (comme par enchantement) grâce à l’apprentissage réciproque?
Nous ne disons pas que c’est comme par « enchantement » qu’il peut y avoir des effets améliorateurs de la pédagogie de la réciprocité. Il s’agit d’une démarche de terrain, de long terme, enthousiasmante mais difficile, à vivre et faire vivre en équipes. Démarche à relier à celles de tous les porteurs de conceptions, pratiques et démarches qui veulent donner l’espoir d’une société plus solidaire où chacun peut apprendre, être reconnu et contribuer au bien commun. Grands mots, certes !
Il ne peut y avoir d’excès de pédagogie ! « Pédagogisme » étant déjà un mot quasi insultant pour toutes et ceux qui se préoccupent des apprentissages de « tous » les enfants. Il ne peut y avoir excès d’accompagnement pour que chaque élève réussisse ! (Il peut y avoir des erreurs, c’est inévitable mais en être conscient permet d’avancer.) Que cet accompagnement soit directement celui de l’enseignant, soit celui d’autres élèves, soit le résultat de situations pédagogiques (recherche, projet coopératif, réseau de savoirs…) proposées par l’enseignant.
Philippe Meirieu a récemment déclaré que la démocratie « est assignée à la pédagogie ». Si nous croyons que la démocratie est « préférable » à tout autre système politique, qu’elle est une construction sociale perpétuellement perfectible, qu’elle doit être fondée sur des apprentissages individuels et collectifs, ces apprentissages, elle doit les concevoir, les accompagner, les organiser, les consolider, les poursuivre. Elle est vouée à être pédagogue et à promouvoir la pédagogie. Elle ne peut pas l’être « trop » !
Nous ne disons pas que « seuls » les changements de et dans la pédagogie peuvent changer une société et contrer les forces qui organisent les inégalités. Elle doit seulement « faire sa part », aider les citoyens de demain à se former comme citoyens solidaires et démocrates.
Lorsqu’à Orly, en 1971, nous proposions le premier réseau d’échanges de connaissances dans ma classe, dans l’école, dans le collège, aux parents, dans la cité, nous savions qu’en même temps, par honnêteté intellectuelle, par cohérence éthique, nous devions nous engager comme militants politiques, syndicalistes et/ou associatifs pour contribuer à peser sur ces forces qui organisent les inégalités. C’est ce que nous avons continué à faire, ce n’est pas écrit dans ce livre, mais le champ pédagogique ne peut et ne doit pas être absent de cette constellation de refus, de luttes et de propositions.
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Propos recueillis par Gilbert Longhi
Le nouveau livre de Claire Héber-Suffrin « Apprendre la réciprocité », 140 pages. Chronique Sociale. Juin 2016.
Avec un ouvrage complémentaire : « Des outils pour apprendre par la réciprocité », 256 pages, Chronique sociale.