Et si la réforme du bac professionnel avait radicalement changé les règles du jeu de l’Ecole ? C’est la thèse que défendent Vincent Troger, Pierre Yves Bernard et James Masy dans un nouvel ouvrage. En alignant le bac professionnel sur la même durée que les autres bacs, la réforme aurait contribué à changer le rapport des jeunes des familles populaires aux études longues. Avec ce nouveau bac, les études supérieures s’ouvrent à ces jeunes malgré toutes les résistances du système. Une thèse qui éclaire d’un jour nouveau l’enseignement professionnel. Et qui nuance fortement l’image traditionnelle d’une filière dominée.
Xavier Darcos est-il l’émancipateur des familles populaires ? Ce serait probablement bien à son insu ! Car quand X Darcos fait passer le bac professionnel de 4 à 3 ans, il vise simplement à récupérer des postes. Proportionnellement, les professeurs de LP seront d’ailleurs les premières victimes des suppressions de postes des années Sarkozy.
Mais le livre de Vincent Troger, Pierre Yves Bernard et James Masy, tous trois chercheurs au CREN, casse bien des représentations. Alors que la thèse la plus fréquente sur l’enseignement professionnel est celle d’une filière éducative dominée, les auteurs montrent que ce n’est pas aussi simple.
Pour eux, « si la réforme n’a rien changé au recrutement très majoritairement populaire des lycées professionnels, elle a en revanche assez profondément infléchi la manière dont ce public investit désormais cette filière de formation, tant en termes de représentation symbolique que d’aspirations à la prolongations d’études ».
Pour justifier cela, les auteurs se basent sur une enquête menée auprès d’un millier de lycéens professionnels. Ils montrent par exemple que 71% de ces jeunes ont choisi le lycée professionnel en premier choix et que 80% sont satisfaits de cette orientation.
Ces élèves choisissent la voie professionnelle comme un cursus scolaire qui permet d’atteindre le bac quand on n’aime pas trop l’ordre scolaire… « La réforme du bac pro en 3 ans a eu un effet significatif sur les intentions de poursuites d’études après le baccalauréat. Il augmente sensiblement l’orientation vers des études supérieure », écrivent-ils aussi.
On sait que cette évolution est combattue, encore aujourd’hui, dans le système éducatif comme en témoigne encore un récent rapport de l’Inspection générale. Mais la relecture de l’enseignement professionnel que proposent Vincent Troger, Pierre Yves Bernard et James Masy fait date , même si les auteurs ne cachent pas que la réforme a eu aussi des conséquences négatives pour les élèves les plus faibles de la filière.
Vincent Troger revient sur les principaux apports du livre.
Dans votre livre, vous dites que la réforme du bac professionnel a correspondu à un mouvement ample de la société. Que voulez vous dire ?
Globalement on voit que le regard sur l’apprentissage et les formations professionnelles en général a évolué. Au départ, le bac pro avec son système d’alternance a été critiqué. Notamment pour ses stages en entreprise. Finalement on s’y est fait . Le regard jeté sur ces formations et la possibilité qu’elles constituent une voie de réussite, a abouti à une transformation du régime des conventions. Ce n’est plus regardé avec la même condescendance qu’autrefois. Du coup la réforme s’est inscrite là dedans même si ce n’était pas l’objectif de X Darcos qui voulait surtout récupérer des emplois.
Ca veut dire qu’il y a aussi une évolution du milieu ouvrier ? Ou une disparition de la culture ouvrière ?
L’ensemble de la population a adhéré à l’idée qu’il faut poursuivre des études pour échapper au chômage. Cela a permis que cette idée soit déclinée dans une culture populaire avec un rapport au savoir plus instrumental dont j’ai toujours pensé, en opposition avec les héritiers de Bourdieu, que c’est une voie qui peut permettre l’émancipation. Cette réforme décline cette idée dans le cadre d’une formation technologique. Les dominés ont aussi dans leur forme de refus de la culture académique la revendication d’une autre forme de réussite. La réforme ouvre cela en disant aux jeunes bacheliers pro qu’ils peuvent accéder à un BTS par exemple.
Comment les enseignants ont-ils relevé le défi de passer du bac en 4 ans à 3 ans seulement ?
De façon ambivalente. D’un coté ils ont eu peur que leurs élèves les plus faibles n’y arrivent pas. Et la disparition du BEP comme un diplôme reconnu par les entreprises a accru l’inquiétude. Mais de l’autre coté, ils ont été très fiers de pouvoir pousser leurs élèves en BTS. Les PLP sont dans l’empathie avec leurs élèves.
Un autre point c’est que, même s’ils se sont opposés au départ à la réforme, ils ont accepté des conditions d’application de la réforme qui m’étonnent et que d’autres n’auraient pas accepté. En deux ans il a fallu qu’ils organisent le soutien personnalisé, qu’ils placent des élèves plus jeunes en stage, qu’ils organisent les diplômes intermédiaires (BEP et CAP). C’est énorme. Il y a eu beaucoup de souffrance et peu d’aide de l’inspection. J’ai de l’admiration pour cela.
La réforme a t-elle changé quelque chose aux aspirations des élèves ?
En retirant une année d’études à des familles pour qui elles pèsent sur le budget, et en retirant le blocage du BEP pour ouvrir la perspective du bac, c’est clair que ça a ouvert des aspirations. Il faut bien parler d’aspirations et non de projets car, à la différence des enfants de cadres, ces jeunes bacheliers pro ne construisent pas des projets à long terme.
Un aspect symbolique aussi a joué : c’est le bac en 3 ans donc c’est le même bac que les autres, se sont dits les jeunes.
Un pourcentage des ces jeunes arrive en BTS. Ils ont quelles difficultés ?
D’abord ils ont un niveau plus faible que les autres bacheliers dans les disciplines générales : pour les bacs tertiaires c’est le français, l’expression écrite. Pour les industriels c’est plutôt les maths. Ils ont du retard par rapport aux autres étudiants, leurs concurrents qui viennent de bac technologique ou général. Dans les BTS tertiaires ils sont, en plus, souvent minoritaires.
Ensuite ils n’ont pas l’habitude de travailler chez eux. En lycée professionnel tout le travail est fait au lycée. Ils n’ont pas d’autonomie dans leur travail. J’ai fait une enquête dans un BTS chaudronnerie où il y a 70% de bacs pros et 100% de réussite. Cela tient au fait que le professeur leur apprend cette autonomie.
Que peut-on faire ? Changer le bac pro ou le BTS ?
Les deux. Il faut aider les professeurs de LP pour qu’ils développent l’autonomie et il faut qu’en BTS il y ait une adaptation à ce public. Du coté du LP il faudrait pouvoir moduler la durée entre 3 et 4 ans. Changer la pédagogie sera plus facile en BTS car ils ont les meilleurs bacheliers pro.
La thèse centrale du livre c’est qu’on ne peut plus lire les LP comme un lieu de domination. Mais il suffit de visiter un lycée professionnel pour voir que le public vit une triple ségrégation sociale, ethnique et souvent de genre…
Bien sur que cette ségrégation existe. Notre thèse c’est qu’il ne suffit pas de dire que le lycée professionnel est un lycée des dominés. C’est bien là où vont les classes populaires qui sont souvent devenues ethnicisées. Mais il ne faut pas analyser cela uniquement en terme de domination.
Le seul fait d’avoir créé le bac pro en 3 ans a changé les aspirations de ces jeunes. Même si leur situation culturelle les rend plus à l’aise dans les savoirs instrumentaux , ils ont maintenant un accès possible à l’enseignement supérieur. Ca ouvre des possibilités de promotion suite à cette décision politique. Donc revenir à l’idée de la domination alors qu’ils s’en sortent, comme le remarque même Palheta, ce n’est pas possible.
Ca empêche de penser aussi à la sociologie des curricula. On sait que les savoirs scolaires sont des construits sociaux et que les disciplines dominantes sont le résultat du 19ème siècle. Un bon exemple c’est le mariage histoire -géo ou physique chimie alors que ces disciplines n’ont rien en commun. Ce système aggrave le rapport de domination.
La sociologie de la reproduction, issue de Bourdieu, empêche de voir cela dans le système scolaire français. Ce n’est pas la même situation en Allemagne ou en Autriche où le rapport au professionnel est différent. Cette réforme montre que le rapport au savoir des bacheliers pro est aussi digne qu’un autre.
Donc on pense que pour comprendre l’évolution du système éducatif il faut regarder les rapports de domination mais aussi les décisions politiques qui peuvent échapper à cette logique et ce que les acteurs peuvent en faire. Au moins une partie des jeunes profite de cette réforme.
La réforme du bac pro menace-t-elle l’éclatement du lycée professionnel qui était un milieu homogène ?
Ce n’est pas le LP qui va éclater. Mais le devenir des non bacheliers qui va devenir un problème. Ne pas avoir le bac va être stigmatisant. Et comme le bac pro va devenir le repère principal d’embauche pour devenir employé ou ouvrier qualifié la situation va devenir plus dure pour les non bacheliers. Que va-t-on faire de ces 20% jeunes qui échouent au bac pro ?
Propos recueillis par François Jarraud
Vincent Troger, Pierre Yves Bernard et James Masy, Le baccalauréat professionnel : impasse ou nouvelle chance ? PUF, 2016, ISBN 978-2-13-065108-6
Troger : Bac pro : une nouvelle place dans les stratégies familiales ?
Cnesco : Quel avenir pour le lycée professionnel ? (DOSSIER)
L’Inspection générale dénonce la scolarisation de l’enseignement professionnel