Quelles motivations poussent des jeunes femmes à rejoindre les rangs de l’armée française aujourd’hui ? Comment expliquer en particulier pareil engagement militaire dans la guerre récente en Afghanistan ? Après « 17 filles », leur premier long métrage remarqué, Delphine et Muriel Coulin poursuivent ici leur travail sur ‘la construction du féminin dans le monde actuel’ à travers l’expérience de deux jeunes militaires, de retour d’une mission de six mois, en stage collectif de ‘décompression’ à Chypre. Placée sous le signe du réalisme sec, la fiction très documentée nous propose une description froide, presque clinique, des conséquences physiques et mentales des traumatismes engendrés par ce type de guerre. Tout en refusant les facilités du sensationnalisme et les affèteries sentimentales, la caméra scrute l’énergie physique des deux combattantes, Aurore et Marine. Sans jamais juger leurs héroïnes, éprises de liberté, les réalisatrices interrogent la nature de leur geste guerrier, le devenir de leur engagement et la validité de leur supposé idéal. Qu’en reste-t-il au terme de la confrontation avec le choc des armes et la violence d’un conflit aux enjeux incertains ? Le regard frontal que « Voir du pays » pose sur cette réalité dérangeante nous concerne tous.
Sous le soleil éblouissant
La séquence inaugurale donne le la. Un œil clair grand ouvert, une paupière qui cligne, éclairés par une lumière crue, puis l’apparition d’un visage, celui d’une jeune femme regardant par le hublot d’un avion en train d’atterrir. Nous sommes en Europe, sur l’île de Chypre, escale obligatoire d’un groupe de militaires de retour d’une mission en Afghanistan. Sur cette île écrasée par un soleil intense, sous un ciel bleu acier, au milieu de vacanciers en tenues légères, la petite troupe, en majorité masculine, est réunie pour un débriefing de ce qu’elle vient de vivre, un sas de décompression organisé par leur hiérarchie. Parmi les soldats, Aurore (Ariane Labed, époustouflante de justesse) et Marine (Soko, au jeu intense), engoncées dans leur uniforme et alourdies par leur barda, s’avancent éblouies par l’éclat du soleil et frôlent des filles en maillots de bain, que les garçons de la troupe (leurs camarades de combat) regardent avec avidité.
Dans une première phase, voulue par l’encadrement, chacune et chacun prend ses marques dans l’acceptation d’une situation imposée. Les chefs leur expliquent les raisons de leur présence sur l’île : évoquer (pour les évacuer) les événements traumatiques vécus et le stress de la guerre afin de retrouver famille et vie civile dans les meilleures conditions. Avec quelques consignes : ne pas se mêler à la population locale, ne pas créer d’incidents. Nous assistons alors à l’installation provisoire –pour trois jours, la durée du stage- de ces militaires français dans un pays qui leur reste étranger. A l’exception du lien fort qui paraît unir les deux filles, les relations d’amitié entre les garçons ne sont pas perceptibles au-delà d’une camaraderie de façade.
Visions partielles, zones d’ombre
Dans un deuxième temps, nous entrons dans le vif du sujet aux côtés des soldats et au fil des séances de débriefing la situation s’obscurcit. Assis comme des élèves dans une salle de classe face à un écran, géant, chacun individuellement à l’appel de son nom vient ‘au tableau’ dire et revivre un épisode marquant de sa mission en Afghanistan. Par un mélange d’images de synthèse et de reportages, l’informatique reconstitue paysages et situations, le théâtre des opérations tel que chaque témoin (et acteur) l’a perçu et se le remémore. Plus le temps passe, au gré des témoignages qui se succèdent, plus la ‘vérité’ se dérobe. Outre la pudeur à reconnaître la peur du danger et la peine d’avoir vu un camarade mourir sous ses yeux, d’autres difficultés surgissent. Certains affirment n’avoir subi aucune épreuve traumatisante, d’autres découvrent, en entrant dans ce dispositif visuel, l’impossible ‘résurrection’ d’un terrain de conflit dont ils sortent à peine. Ces derniers ne sont pas sûrs de ce qu’ils ont vu, ni de ce qu’ils ont vécu. Tous (et en premier lieu Aurore et Marine qui sont les yeux de cette expérience) perçoivent la supercherie de l’exercice que l’encadrement militaire leur fait subir. Comment évacuer la violence d’un engagement qui les dépasse ? Comment appréhender le fondement de l’intervention française dans un pays, l’Afghanistan, que les soldats ici représentés, n’ont pas vu, et ce, au nom d’objectifs qui leur échappent toujours ?
Une nouvelle épreuve attend cependant nos héroïnes qui paraissent si éloignées de l’univers masculin auquel elles appartiennent malgré tout. Au mépris des consignes de leur hiérarchie, elles acceptent une invitation festive à une soirée locale à quelques kilomètres de la capitale. Incidemment, elles y retrouvent quelques garçons français, issus du même contingent qu’elles, en train d’enfreindre aussi les recommandations de leurs supérieurs. Alcool en abondance, danses débridées et un retour vers l’hôtel de luxe chypriote, leur campement commun, à bord d’un pick-up avec accident en rase campagne (le véhicule heurte une biche) et arrêt prolongé au milieu des ténèbres. Dans la confusion, nous saisissons sans peine que l’une des jeunes femmes partie à la rescousse de son amie vient au terme d’une lutte acharnée d’empêcher un viol de se perpétrer. De retour à la base, rien ne sera dit de la violence subie.
Loin du happy end, devant le panneau d’affichage des multiples destinations des avions, en partance, à l’aéroport, Aurore explique à Marine, son amie d’enfance et sa compagne d’engagement, qu’elle a décidé de quitter l’armée. L’autre lui lance : ‘Mais qu’est-ce que tu vas faire ? Tu ne sais rien faire d’autre !’, comme si elle faisait en même temps l’amer constat d’une impasse commune. En quoi l’énergie dépensée dans le fracas d’une guerre aux finalités incertaines peut-elle servir un autre engagement, un nouvel idéal de vie ?
Est-ce ainsi que les femmes vivent ?
Les cinéastes revendiquent l’approche documentaire de leur démarche cinématographique : reconstitution précise des sas de décompression organisés depuis 2008 par l’armée française en direction de ses militaires de retour du front, stages d’immersion suivis par plusieurs comédiens, recours à des acteurs novices ayant une expérience militaire conséquente. Des éléments qui impriment au drame un réalisme impressionnant, apte à restituer la pression ambiante, la violence (qui n’est pas l’apanage des hommes) que chacune et chacun des soldats expérimente. Au plus près des visages et des corps en mouvement, la caméra des sœurs Coulin accompagne ses héroïnes dans la crudité et la radicalité de leur engagement guerrier. Pourtant, en quête d’indépendance, Aurore et Marine traversent l’épreuve du feu, surmonter la loi du plus fort et le machisme dominant, sans pouvoir oublier le traumatisme de la guerre. Un film récent, « A War » de Tobias Lindholm, suggérait avec subtilité ce que la guerre (en Afghanistan), menée par le Danemark aux côtés de plusieurs puissances occidentales, faisait au cœur des hommes (à travers les conséquences tragiques de la décision d’un gradé danois sur les populations civiles).
Ici les cinéastes approchent la même guerre du côté français (le désengagement militaire de la France date de 2012), à travers le parcours aventureux de deux jeunes engagées volontaires. La vision d’un réel au scalpel met au jour les dangers auxquels les jeunes femmes d’aujourd’hui doivent faire face. Energiques et ‘puissantes’ (selon le qualificatif des auteurs), elles peuvent partir à la guerre comme les hommes, sans s’en laisser conter. Et, au bout du compte, les protagonistes de « Voir du pays » se retrouvent plongées dans un désarroi troublant et une solitude extrême. A quoi bon se fortifier, vivre sa vie, sans engagement collectif ni idéal d’émancipation à partager ?
Samra Bonvoisin
« Voir du pays », film de Delphine et Muriel Coulin-sortie en salle le 7 septembre 2016
Sélection ‘Un certain regard’, Cannes 2016 ; prix du meilleur scénario