L’éducation a aussi besoin des utopistes. Décédé fin juillet 2016, Seymour Papert fut un personnage charismatique et en même temps un grand penseur du numérique, de l’éducation et du rapport entre homme et machine. Bruno Devauchelle nous aide à mesurer l’ampleur de cette perte.
Le rêve de Seymour Papert a été de faire de « l’informatique éducative ». Cette lecture, partielle certes, de la vie de ce chercheur est pourtant celle qui va nous permettre de comprendre en quoi sa pensée et ses travaux ont influencé la vision actuelle du numérique dans l’éducation. Rappelons d’abord qu’en 1985, il est membre du « Centre Mondial Informatique et ressources humaines ». L’histoire de cette structure bien éphémère est pourtant à la base d’un imaginaire que le livre « Le jaillissement de l’esprit » (Jaillissement de l’esprit, Ordinateurs et apprentissages, Flammarion 1980) a contribué à forger dans l’esprit de nombre d’entre nous qui étions alors à la découverte de la micro-informatique.
Ne craignons pas de le dire, Seymour Papert était un visionnaire tout comme ceux qui ont été partie prenante de cette structure, mais aussi dans la suite des travaux de nombre de chercheurs avec lesquels il a travaillé. Citons ici en particulier Marvin Minsky, Jean Piaget, et tant d’autres tout au long d’une riche carrière qui l’a amené à toujours tenter de faire évoluer l’éducation.
Son ouvrage de 1994 « L’enfant et la machine à connaître. Repenser l’école à l’ère de l’ordinateur » (Dunod, 1994), ne connaîtra qu’un succès d’estime en France, alors que déjà il pressent ce que va devenir la société dans un monde connecté (The Connected Family: Bridging the Digital Generation Gap, Taylor Trade Publishing, 1996). Mais il observe que la place de l’informatique dans la famille risque de changer de manière profonde le rapport à la connaissance et à la vie en société. Cette évolution tardive vers un «socio-constructivisme » est restée très réduite.
Citer Jean Piaget est indispensable pour parler de Seymour Papert. Structuraliste et père du constructivisme, Jean Piaget a fortement influencé la pensée de Seymour Papert et en particulier l’évolution de sa réflexion sur le passage de « la machine à l’homme ».
Si l’on fait aussi référence à Marvin Minsky, avec lequel il a écrit l’ouvrage « Perceptrons » (Perceptrons : An Introduction to Computational Geometry, MIT Press, 1969), c’est parce qu’avec celui-ci, il a acquis la conviction de l’importance de l’intelligence artificielle et lui a permis de poser les bases de sa réflexion sur ce qui deviendra le langage « logo ».
Ce langage a accompagné tous ceux qui se sont intéressé de près à l’informatique éducative dans les années 1985-1990. Malheureusement ce langage aux potentialités équivalentes à d’autres n’a été connu que par la fameuse tortue alors que sa puissance lui aurait permis d’avoir une autre place en éducation (en particulier traitement des mots, des listes etc.). D’ailleurs le retour des robots à l’école fait étrangement penser à cette époque, le langage Scratch pouvant être vu comme un descendant de Logo.
Mais dans l’esprit de Seymour Papert, il y avait bien d’autres choses et en particulier une vision du développement de l’enfant, mais aussi un vrai langage complet d’accès et de manipulation des connaissances. C’est là en particulier que la marque de Jean Piaget se ressent. Cet axe de recherche a influencé nombre d’entre nous car il mettait à jour une question essentielle celle de la « société de l’esprit » chère à Marvin Minsky et qui pose la question du rapprochement entre le cerveau et la machine.
Cet anthropomorphisme est au coeur de toutes les recherches qui traversent l’informatique depuis Alan Turing jusqu’à Ray Kurtzweil aujourd’hui mais aussi, dans un domaine proche celui des neurosciences. Celles-ci, dans lesquelles les travaux d’intelligence artificielle ont une participation importantes, sont au coeur du mythe de l’homme machine, ou encore de la « machine esprit » chère à Alain Prochiantz mais plus encore celui du mythe du Golem incarné par le monstre du docteur Frankenstein en 1818.
Car la réflexion de Seymour Papert tourne autour de cette relation entre l’homme et la machine informatique. C’est pourquoi dans son travail au MIT, il participera au projet OLPC (One Laptop Per Child). Le rêve d’un ordinateur par enfant est en même temps un rêve social (comme le montre les textes des auteurs du projet) mais c’est aussi un rêve technique qui n’aboutira d’ailleurs pas vraiment, mettant plusieurs pays en difficulté dans le domaine de l’informatique éducative.
On peut dire que les utopies qui portent les actions et les propos de Seymour Papert ont fait avancer nombre d’éducateurs, d’informaticiens, de décideurs. Personnage lui-même charismatique, il incarnait, à l’instar d’autres grands chercheurs du domaine, une vision du monde marquée par une forte confiance envers la jeunesse mais aussi une grande assurance sur le potentiel de l’informatique puis du numérique.
On s’étonne aujourd’hui que son travail ne soit pas davantage pris en compte, comme s’il n’avait pas tenté de faire avancer les choses et comme si rien ne s’était passé. On est étonné de voir l’ignorance de nombre de nos contemporains du langage Logo et de son importance dans l’histoire de l’informatique éducative. Il est vrai que Seymour Papert s’était éloigné des canons d’une certaine scientificité comme en témoigne son deuxième ouvrage traduit en français (cf. 1994 plus haut) qui invitait les politiques et les éducateurs à une vision plus globale de la place de l’informatique dans le monde scolaire.
Finalement ce qui manque le plus, le décès de Seymour Papert nous le rappelle, c’est une véritable vision globale du lien humain machine. Depuis bientôt quarante années, nos décideurs se sont satisfaits de la tortue, ils en ont ignoré l’intelligence du projet, même si celui-ci est discutable.
Bruno Devauchelle