Rien n’est gratuit, pas même l’éducation. L’éducation, un investissement pour l’avenir. Le numérique, un marché qui se cache pour mieux s’imposer. Aphorismes d’une grande banalité dira-t-on ! Mais au moment où débutent la période des congés d’été, plutôt que de se mettre la tête dans le sable afin de ne plus percevoir les bruits du monde, profitons en plutôt pour écouter ces signaux faibles qui sont annonciateurs, peut-être, de mouvements de fond à venir.
A regarder ce qui est en train de se jouer autour de l’éducation en lien avec le déploiement du numérique, il est nécessaire de s’interroger sur la valeur et les conséquences de chacune d’elles. La perception que chacun de nous a des coûts des produits et des services qu’il utilise ou consomme est très variable selon les contextes, les situations. Le monde de l’enseignement illustre parfaitement cette difficulté de perception. Le monde du numérique est assez proche de celui de l’enseignement (tous niveaux confondus) et induit ces variations de perception. Mais il semble qu’un mouvement inverse traverse les deux univers. Nous ressentons de plus en plus directement le coût de l’enseignement et de l’éducation. A l’inverse nous ressentons de moins en moins celui du numérique. Deux éléments caractérisent ce second point : l’atomisation des dépenses et leur banalisation. L’augmentation de la part des usages de communications dans les dépenses des foyers au cours des dernières années illustre bien ce mouvement : on dépense plus et on ne s’en aperçoit pas. A l’opposé, l’éducation, école gratuite et obligatoire, devient progressivement un coût de plus en plus apparent ou plutôt explicité. Mais ce double mouvement amène à analyser une situation de croisement qui se situe très opportunément en ce début d’été.
La fin de l’Etat ?
Depuis le début juillet, la société Google a engagé une campagne de publicité et de communication importante en France autour du Digital Marketing offrant à des jeunes une certification de leurs compétences clés. Il est assez facile de constater, sur d’autres supports et avec d’autres entrées, que cette approche du public et des services auxquels il peut accéder est un enjeu pour cette société. Elle complète ainsi progressivement une offre dans le domaine de l’enseignement et plus généralement de l’éducation qui vient renforcer l’offre globale de cette société qui s’adresse avant tout à des « individuels ». Depuis plusieurs années, et cela s’accélère depuis quelques mois, le monde de l’édition scolaire cherche à trouver un second souffle (le premier date du XIXè siècle…). Et c’est le modèle de l’abonnement à petit prix qui semble l’emporter : vous n’achetez plus un livre, mais des services… Cette évolution qui est en cours de développement vient signaler la fin d’un modèle basé sur la vente de produits papiers. Ce modèle a d’ailleurs été adopté, contre leur gré par des sociétés comme le livre scolaire ou encore par des associations d’enseignants qui n’avaient pas trouvé d’autre moyen de financer leurs productions. Cette évolution, encore bien timide, est un indicateur de convergence des modes de financements mais aussi des marchés du numérique et de l’éducation.
D’où vient-on ? D’une conviction du rôle de l’Etat comme répartiteur de moyens. Il collecte et redistribue. Du coup il se situe entre le consommateur, désormais contribuable, et le fournisseur, devenu dépendant des marchés publics (pas tous mais…). Or le modèle qui émerge est celui de la fin du rôle de l’Etat au profit de la relation directe entre l’usager et le fournisseur. De la relation directe Business-Administration on passe à la relation directe Business-Consumer. On pourra dire que c’est une évidence, pour ceux qui sont dans l’analyse de ces phénomènes, mais pour l’acteur du terrain éducatif, cette évolution n’est pas directement perçue. Et les propos des uns (parents, élèves) et des autres (responsables éducatifs, entreprises du secteur) témoignent chaque jour d’une posture ambivalente : on a du mal à comprendre ce qui se passe, on exprime sa résistance et dans le même temps on développe des comportements consuméristes. Cette évolution lente qui remonte au début des années 1980 (Robert Ballion) se trouve de plus en plus confortée par l’arrive du numérique.
Dérégulation progressive
Prenons l’exemple du BYOD (Bring Your Own Device) et de la révolution qui pourrait se cacher derrière. Premier fait : de plus en plus d’enseignants acceptent, voir proposent à leurs élèves d’utiliser leur smartphone en classe. Deuxième fait : les élèves, les jeunes, sont équipés de plus en plus tôt de smartphones personnels (avec abonnement internet inclus). Troisième fait : le plan numérique semble ne pas avoir autant de succès auprès des collectivités qu’espéré. Autrement dit, si l’on voit plus large, ni l’Etat, ni les collectivités n’ont les moyens ou l’envie de se donner les moyens d’équiper tous les jeunes de matériel numérique connecté (EIM – Equipement Individuel Mobile). Quatrième fait : équiper ne suffit pas, le renouvellement oblige les décideurs à passer d’une logique de coût d’investissement à une politique de fonctionnement, qui concerne non seulement les matériels mais aussi les infrastructures et les services. Cinquième fait : les familles, les foyers ayant perçu les enjeux de l’accès au numérique sont prêts à investir régulièrement dans ce domaine, conscients du changement culturel en cours. En effet le passage de la civilisation dominée par le livre à la civilisation dominée par l’usage du numérique est désormais dans toutes les têtes. D’ailleurs les catégories les plus favorisées de la population font avec le numérique ce qu’ils ont fait avec le livre : ils maintiennent un niveau d’équipement et d’usage qui leur donne un avantage dans la position dans la société.
En conséquence de ces évolutions on imagine de mieux en mieux le transfert de l’Etat protecteur qui donne l’illusion de la gratuité à l’Etat accompagnateur qui pense permettre le dépassement de ses limites en transférant à chacun des citoyens la responsabilité de son entrée dans une société pilotée par le numérique. Cette dérégulation progressive d’une situation issue du XIXè siècle semble inéluctable bien que moins rapide qu’imaginée par certains auteurs spécialistes de l’art divinatoire (zélateurs ou détracteurs). Certes l’éducation n’a jamais été gratuite. La domination de l’Etat protecteur a permis des développements « protégés » de marchés qui, confrontés désormais à une offre transfrontière, sont mis en question. Il y a vingt ans on a pensé qu’avec la FAD, formation à distance sur support numérique, le changement serait radical, il n’en a rien été. Aujourd’hui nous avons, depuis cinq années, l’émergence des Moocs, qui sont aussi avant-coureurs de certaines idées assez identiques. Mais entretemps, d’autres phénomènes se sont développés à l’échelle de la planète qui amplifient d’une part les nouveaux services et produits disponibles, mais d’autre part qui transforme le contexte culturel porté par chacun et marqué par un recentrage sur l’individu au détriment du collectif (cf. le dernier livre de Jean Tirode).
Quel prix pour le collectif ?
L’année scolaire qui va s’ouvrir fin aout devrait être l’occasion de confirmer cette évolution. Des changements politiques qui risquent d’arriver au printemps 2017 devront, quels que soient les bords politiques, reposer cette question de fond : « qu’est-ce que c’est que faire société ? ». On s’est senti longtemps protégé par une identité culturelle bien délimitée. Le numérique introduit chaque jour le doute sur ses frontières. On a cru que faire appel à la citoyenneté et à la République et ses valeurs suffisait pour refaire le collectif. Cela est aujourd’hui dépassé. Le marché de l’éducation et son évolution en sont les signes avant-coureurs. A chacun de nous de réfléchir le sens de son engagement et de son action. Autrement de savoir combien il est prêt à payer pour que la société soit ce qu’il veut qu’elle soit. Les enseignants ont une responsabilité encore plus grande, car outre leur propre posture, ils ont la responsabilité de faire advenir celle des jeunes. Souhaitons que nous ayons tous cette prise de conscience et les choix qui vont avec…
Bonnes vacances…
Bruno Devauchelle