Enseignants, journalistes, scientifiques, spécialistes, experts… chacun peut avoir tendance à diffuser des affirmations fortes pour renforcer la légitimité de ses propos quand ce n’est pas simplement pour asseoir sa propre légitimité, son identité. De l’enseignant chercheur qui déclare « ce que dit la recherche » à l’enseignant qui déclare « quand je vois les élèves », ou encore « sur le terrain », du journaliste qui vante les mérites d’une nouveauté en la déclarant « révolutionnaire en éducation » à l’expert qui déclare qu’avec « ma méthode, ça marche », l’éventail des possibles est grand. L’éducation, comme le numérique, tout le monde en parle parce que tout le monde la pratique et la vit. L’éducation, comme le numérique, est chargée « d’affect » car elle concerne chacun de nous parfois de manière intime. Les propos à « l’emporte-pièce » sont nombreux et nous avons souvent du mal à y échapper, tant la complexité de certaines questions entraînerait dans des débats complexes et surtout long. Nous n’avons plus le temps de débattre, d’approfondir, d’aller au-delà des faits, bref de faire « controverse ». (1)
Des neurosciences aux neuromythes
A côté de l’éducation et du numérique, émerge depuis quelques années un questionnement fort autour des neurosciences. Depuis le début des années 1990, le CNRS a promu les sciences de la cognition et leur a donné une visibilité nouvelle. Ce qui est intéressant c’est la convergence de préoccupations entre les trois domaines : éducation, numérique et cognition. Bien plus que la dimension scientifique, c’est la dimension médiatique qui impressionne (apparition de revues grand public aux titres souvent accrocheurs)… Quel message est construit et diffusé ? Mais surtout que retrouve-t-on dans les discours du quotidien de ces messages ?
Un livre récent apporte quelques éclairages intéressants. Dirigé par Eric Tardif et Pierre André Doudin, le livre « Neurosciences et cognition, Perspectives pour les sciences de l’éducation » (De Boeck 2016) mérite toute notre attention. De l’anatomie aux neuromythes, de la mémoire à la musique, ce livre aborde nombre d’aspects importants (mais ne se veut pas exhaustif) et surtout présente une approche « critique » qui devrait être largement diffusée. Ni sceptique, ni naïf, les auteurs sont d’abord lucides. Ils nous invitent à partager leurs questionnements et dans la même veine, leur cadre d’analyse.
Le retour en grâce de l’intelligence artificielle, porté en partie par la robotique (jadis c’était les systèmes experts) et magnifié par tout ce qui est médiatisé autour du transhumanisme et des possibilités à venir de la science et de la technique, n’est pas neutre et sa médiatisation non plus. Mais comment résister à ces vagues médiatiques et faire œuvre de discernement ? De l’enseignant absolument convaincu de son point de vue au scientifique qui s’appuie sur son statut pour légitimer un discours parfois très personnel, nous sommes constamment confrontés à la difficulté à dépasser « les croyances ordinaires ».
Dire « je ne sais pas » ou encore « je me questionne » ne deviendrait plus acceptable en éducation. L’accélération de la circulation des informations liée aux moyens numériques disponibles doit être un incitateur à « aller plus loin ». Malheureusement il semble que cela ne change pas grand-chose. Si nous déplorons l’attitude de nos élèves face à ces questions nous pouvons questionner aussi les adultes sur ce point.
Une forme de convergence entre éducation, numérique et neuroscience se trouve autour de l’analogie entre ce que l’on sait du cerveau, ce que sont les réseaux numériques et ce que nous croyons être la transmission. Ainsi deux ouvrages qui concernent l’enseignement peuvent illustrer cette convergence : « Donner envie d’apprendre », (L’équipe Sydo, Eyrolles 2015) donne un bon aperçu de ce qui se dit et se fait dans l’enseignement avec le numérique, s’appuyant à plusieurs reprises sur des travaux des neurosciences ou en bordure. Très bien fait cet ouvrage aux qualités graphiques et pédagogiques indéniables pose cependant quelques questions sur la validité scientifique de quelques affirmations en particulier sur certains arguments issus des neurosciences ou au moins de travaux de psychologie trop peu explicités.
Effets de mode et manipulations
Un peu différent est l’ouvrage qui vient de paraître sur le Mind Mapping. Pierre Mongin et Fabienne de Broeck nous proposent le livre « Enseigner autrement avec le mind mapping, cartes mentales et cartes conceptuelles » (Dunod 2016). Tout aussi efficace et pédagogique que le précédent, cet ouvrage traduit clairement pour l’enseignement une approche qui fait converger pédagogie, numérique, neurosciences autour de la question de la « mise en schéma » pour l’apprentissage (ce que propose aussi Sydo dans quelques passages de leur ouvrage). Quand on voit la place prise par les cartes conceptuelles, mentales et autres schémas heuristiques dans le monde enseignant, au-delà de l’opportunité, on comprend mieux comment certaines idées, voire certitudes peuvent entrer dans l’esprit de nombre de nos collègues.
Il ne s’agit pas ici de dénigrer ces ouvrages, mais simplement de signaler que d’une part ils sont bien reçus parfois sans recul par les enseignants et que d’autre part, les fondements scientifiques de certaines assertions contenues dans ces ouvrages doivent être interrogées. Il ne s’agit pas directement de neuromythes, mais d’affirmations qui demandent à être affinées et confirmées scientifiquement. Or, Tardif et Doudin (cf. ci-dessus) nous invitent à ne pas prendre trop vite des affirmations pour des réalités prouvées dans ces domaines (leur ouvrage p.63 et suivantes). Comme pour les Moocs ou la classe inversée, il faut s’interroger sur ce qui peut être soit des effets de mode, soit des questions plus complexes d’identité professionnelle, soit encore, des tentatives d’influence ou de manipulation en vue d’obtenir des comportements « commercialement » acceptables. A l’instar des enseignants ambassadeurs d’entreprises commerciales, voire représentants commerciaux de celles-ci, entraîner l’enseignement et les enseignants dans des projets et des activités autour des neurosciences et du numérique demande un peu de recul critique. Les élèves pourraient se sentir eux-mêmes pris en otages et leurs parents aussi.
Les médias ne font pas toujours leur travail dans ces domaines. A la recherche du scoop ou d’une « Une » attirante, ils peuvent embarquer en même temps le meilleur et le pire, mais surtout laisser un goût amer face à une institution et des acteurs qui sont pris dans des logiques qui sont bien éloignées. Le sentiment de renouvellement permanent n’est-il pas le reflet de médias qui doivent constamment renouveler leur propos et chaque jour fournir une couverture accrocheuse ?
Mais ce qui est inquiétant c’est la facilité avec laquelle des personnes ayant fait des études assez longues se font prendre dans les nasses du flux médiatique, de la popularité ou simplement dans l’acceptation sommaire de propos peu voire pas vérifiés. Cela est d’autant plus questionnant que la science en elle-même est davantage incertitudes que certitudes alors que les propos sur la science, émanant parfois des scientifiques eux-mêmes, sont à l’opposé ou purement le contraire, invitant à des croyances plus qu’à des savoirs. A l’approche de la pause de l’été, on ne peut qu’inviter les enseignants à tenter quelques lectures « scientifiques » qui leur permettront d’éviter cet écueil…
Bruno Devauchelle
1- On pourra lire avec profit ce texte de 2008 qui présente la cartographie des controverses