Comment mettre en œuvre la pédagogie de projet dans un collège rénové par les EPI ? Les 4èmes du collège Daniel Argote à Orthez et du collège du Vic-Bilh à Lembeye en offrent un bel exemple en travaillant à faire revivre dans la mémoire collective un camp d’internement méconnu de la seconde guerre mondiale. Du camp de Gurs situé dans le Béarn, il ne reste rien : entre 1939 et 1945 y furent pourtant enfermés par vagues successives républicains espagnols, politiques « indésirables », juifs sur le chemin de la déportation … Avec leurs professeurs de français Marie Soulié et Bruno Vergnes, et d’autres enseignants d’histoire-géographie, d’espagnol et une professeure documentaliste, les collégiens ont coopéré pour redécouvrir l’histoire, mener visites et entretiens, s’interroger sur le pouvoir de résistance par l’art, produire une remarquable vidéo … Le travail, en partie réalisé avec les smartphones des élèves eux-mêmes, éclaire ce qu’est à l’Ecole « le bonheur de réaliser une œuvre commune ».
Le travail mené par les élèves porte sur le camp de Gurs, peu connu de la plupart d’entre nous : pourquoi ce choix ? pouvez-vous nous éclairer sur ce que fut ce camp ? quel travail a été mené pour aider les élèves à s’approprier ce pan méconnu de l’Histoire ?
Marie Soulié : Le camp de Gurs est un camp d’internement situé près de Navarrenx dans les Pyrénées Atlantiques. Il fut un des plus vastes que la France ait connu à cette époque : 2 km de long sur 500 mètres de large. Plus de 63000 personnes (républicains espagnols, juifs) sont passées par Gurs. Aujourd’hui, il ne reste plus aucune trace de ce camp mais un parcours pédagogique avec photos, reconstitution de baraques et panneaux pédagogiques a été installé. Les deux collèges ont visité le camp avec un guide de l’association « l’amicale du camp de Gurs » et le collège Daniel Argote avait déjà travaillé sur ce camp l’an passé. Un clip avait été réalisé. Le camp de Gurs est situé à quelques kilomètres des deux collèges, il était donc plus facile pour nous de travailler sur ce sujet d’autant plus que Gurs fut un centre culturel important, de nombreuses œuvres artistiques ont été récupérées et conservées.
Comme l’indique le titre de la production, « Lettres à l’artiste », vous avez choisi un angle particulier pour aborder l’Histoire : quelle a été la problématique retenue ? quels artistes les élèves ont-ils ainsi découverts ? en quoi ce travail a-t-il développé chez eux une réflexion sur l’art ?
Marie Soulié : Le choix de l’échange épistolaire comme fil conducteur s’est très vite imposé car nous avions décidé de faire le film en deux parties. Le collège d’Orthez traiterait de la période espagnole et celui de Lembeye serait en charge de la période juive. L’échange entre ces collégiens (Lisa et Paul) nous a permis d’éviter une rupture trop forte entre les deux parties.
Nous avons construit le plan du film ensemble et établit assez vite notre argumentaire afin de répondre dans un premier temps à la question suivante : en quoi l’art peut-il être considéré comme un acte de résistance?
Les élèves ont pu échanger lors de nos visioconférences et par le biais d’un brainstorming ont trouvé quelques réponses à cette question. Ensuite, une phase de recherche a été lancée notamment aux archives départementales de Pau et c’est à cette occasion que les jeunes ont pris connaissance des œuvres comme celles de Kurt Löw et Karl Bodek, Horst Rosenthal, ou Julius C. Turner.
Le projet amène 2 classes de 3ème de 2 collèges différents à travailler ensemble : quelles formes a pris cette collaboration ?
Marie Soulié : Nous avions déjà mené l’expérience sur un travail collaboratif en 4ème, ce qui nous a permis de nous mettre rapidement au travail en début d’année. Les échanges ont été menés via Google Hangouts. La procédure était relativement simple : les élèves faisaient le point sur leurs recherches et répondaient aux questions des camarades. Tous ces échanges ont été filmés et on peut en voir quelques extraits dans le film. Nous savions que les élèves étaient très à l’aise face à cette technologie, les échanges furent très naturels et constructifs.
La production finale est un documentaire vidéo de grande qualité : quelles ont été les étapes et modalités de travail pour parvenir à un tel résultat ?
Marie Soulié : Nous avons construit un planning très serré car le concours de la résistance impose un retour des films pour début avril. Voici les grandes étapes de notre organisation : brainstorming sur le thème du concours « Résister par l’art et la littérature », début des recherches documentaires, construction collective du scénario, prises de vues au camp, réalisation des interviews en classe et sur le temps de cours, début du montage, choix des musiques libres de droits, enregistrement des voix off.
Par-delà les connaissances historiques ou la réflexion sur l’art, quelles compétences les élèves vous semblent-ils avoir développées ?
Bruno Vergnes : C’est en répondant à cette question que l’on s’aperçoit combien les projets sont des activités qui permettent de mobiliser, de travailler et d’évaluer les compétences. La réalisation de ce film touche les 5 domaines du socle : les langages et la communication écrite et orale ; les savoir-faire liés au matériel numérique, à l’organisation et au travail collectif ; l’aspect citoyen et sociétal que le thème de la résistance nous permet d’évoquer ; l’aspect technologique de la réalisation du film et enfin le développement de la conscience du monde contemporain liée à ce travail fondamentalement historique.
Mais la compétence la plus intéressante à nos yeux, c’est bien celle qui permet à des adolescents de découvrir le bonheur de réaliser une œuvre commune. Et c’est généralement là que certains élèves, pour qui l’école est un fardeau, se révèlent, s’impliquent et nous surprennent. Après le montage final, on a fait une projection en classe, tout le monde était assez ému, quelques yeux brillaient même. A la fin, je leur ai demandé s’ils avaient des réactions, une élève a levé le doigt et a dit : « Je suis fière. » Ces moments-là doivent être l’objectif de tout enseignement ! Et c’est la raison pour laquelle j’ai décidé de croire au travail transdisciplinaire des EPI dans lesquels l’occasion nous est donnée de changer nos pratiques pour que des moment comme celui dont je viens de parler se reproduisent plus souvent. Quoiqu’il en soit, les EPI seront ce que nous en ferons !
Je crois savoir qu’une grande partie du film a été tournée uniquement avec les téléphones portables des élèves : pourquoi avoir fait un tel choix ?
Bruno Vergnes : Ce n’était pas vraiment un choix, mais plutôt une opportunité. Nous n’avons pas encore de matériel pour filmer au collège du Vic-Bilh et les élèves ont presque tous, dans leur poche, un téléphone qui peut filmer avec une qualité supérieure à n’importe quel caméscope de plus de 5 ans. J’avais aussi envie de leur montrer la puissance de leur propre outil personnel. Une fois qu’il est stabilisé sur un trépied et qu’on lui ajoute un simple micro-cravate, on peut réaliser des interviewes et des plans d’une bonne qualité. Travailler avec les outils personnels des élèves permet surtout de les mettre tous en activité : par moments, lors de la visite du camp, il y avait dix élèves qui prenaient des images. On les a ensuite sélectionnées pour ne garder que les plus intéressantes. Ce travail a rendu certaines élèves tellement autonomes d’un point de vue technique qu’elles ont réalisé un autre petit film, toutes seules, lors d’un déplacement scolaire où je n’étais pas présent pour encadrer le tournage, la collègue était contente d’avoir une petite équipe de journalistes en herbe pour couvrir l’événement. Nos projets ont finalement pour principe d’augmenter le degré d’autonomie des élèves autour de la réalisation d’une œuvre collective dont ils pourront être fiers ! C’est peut-être long pour l’écrire sur le fronton d’un collège, mais c’est bien ça l’esprit !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le clip musical du Collège Daniel Argote
Le blog des chefs-d’œuvre des élèves de Marie Soulié
Le site de Marie Soulié sur les usages des tablettes en lettres