L’attirance pour les images animées et en particulier les vidéos interroge l’humain et en particulier l’éducateur : la vidéo est-elle plus facile à comprendre que l’écrit traditionnel ? Si tel est le cas on peut imaginer, qu’à l’instar des premières projections cinématographiques, le spectateur ne confonde ce qu’il voit avec la réalité. Cette trace de l’histoire du cinéma qui fait sourire est pourtant encore d’actualité : sans amener le spectateur à fuir la salle de peur que l’image ne devienne réalité, nombre d’entre nous avons du mal à mettre en doute ce que les écrans nous montrent, surtout lorsqu’ils revendiquent leur projet informationnel. On peut aussi imaginer que l’enseignement puisse augmenter en efficacité en utilisant la vidéo, en utilisant justement cette attirance. Elle serait plus facile d’accès que l’écrit, permettant une compréhension immédiate du message alors que l’écrit, plus abstrait suppose, outre la maîtrise de la lecture (déchiffrage), la compréhension du sens du message et donc des phrases… Les spécialistes du cerveau nous expliquent que les deux modalités, images et langages, coexistent dans le fonctionnement du cerveau. Entre les deux il y a le son, l’oral, forme non graphique du langage qui est lui aussi, facile d’accès une fois que l’on a acquis celui-ci tout petit.
Facilité ou complexité de l’image ?
L’écrit est donc la forme langagière que nous nous approprions autrement que par la simple expérience humaine. Tandis que la vidéo, l’audio, nous semblent d’accès immédiat, oubliant notre apprentissage initial, parfois long et difficile, mais surtout dont nous oublions le lent travail de construction. Or apprendre l’écrit, c’est, pour la plus grande part du temps qui y est consacré et des personnes qui le font, synonyme de scolarisation. On apprend à lire et à écrire le texte à l’école. L’arrivée du cinéma, de la radio puis plus récemment la convergence multimédia, transforme notre environnement sensoriel. A voir l’engouement de la population, et plus particulièrement des jeunes, on est donc enclin à se questionner : « cela est plus facile, demande moins d’effort », disait récemment un enseignant. Dans le même temps les spécialistes de l’éducation à l’image et aux médias nous montrent la complexité des messages visuels et en particulier leur polysémie à laquelle s’ajoute la dimension narrative dans le cas des vidéos.
Il y a un paradoxe, l’image est immédiate, donc elle séduit. Elle semble simple à comprendre. Le texte suppose un apprentissage difficile puisqu’il y a la transposition de l’oral en signes écrits ou inversement. Le texte fait appel à un décodage qui s’impose au cerveau : traduire le signe en sens. L’image ne nécessite pas ce premier traitement, ce n’est qu’en analysant l’image que l’on s’aperçoit de sa complexité bien plus grande que le texte. L’écrit semble dresser une barrière pour accéder à la connaissance alors que l’image semble immédiate. C’est probablement une des explications de cet engouement. Chacun de nous s’empresse de faire des photos de prendre des vidéos et ensuite de les stocker et de les diffuser (Snapchat, Instagram, Périscope…). Car à l’accessibilité l’image numérique ajoute la mémorisation externe : mon stock d’images mentales est bien trop variable et limité comparé à ces fichiers par milliers que nous stockons et diffusons. Notre mémoire des faits est souvent défaillante, les historiens savent les limites de l’écrit, mais savent aussi la complexité de l’oral ou de l’image. Mais nous ne sommes pas historiens… au quotidien mais utilisons la dimension historique pour accompagner nos usages de l’image numérique
Image et reconstruction
A voir la manière dont les vidéos et photos se propagent sur les réseaux sociaux, on peut aisément mesurer cette lutte entre écrit et image. Mais à entendre les références faites au « vu à la télé », aussi bien dans les salles de classe que dans les salles des profs, on remarque que l’impact de l’image animée (la vidéo) sur la perception du monde est toujours dominante. La facilité perceptive immédiate cache la complexité de sens qui n’est accessible qu’à l’analyse profonde. Alors que l’écrit impose le passage à l’abstraction, l’image ne le nécessite pas. De plus, l’impact du récit (cf. J Bruner) sur la compréhension ajoute à l’image animée sa force de suggestion cognitive. Il semble bien que nos barrières critiques soient mises de côté dans ces situations : on y prend plaisir lorsque l’on regarde un film et qu’on se laisse plonger dans l’émotion du récit, de l’histoire et des images. Car s’ajoute aussi l’émotion qui est plus rapidement stimulée par l’image que par le texte (il n’y a pas ce passage du décodage). Entre l’image de fiction et l’image d’information, l’écart n’est pas aussi important qu’on peut le croire. Dans tous les cas il y a (re)construction.
Vidéo et crise intellectuelle de l’Ecole
En essayant de montrer combien notre sens critique faiblit en face de certains supports, nous voulons mettre en question l’usage de plus en plus courant des vidéos dans les enseignements en présence (visionnage en classe) et à distance (vidéos mises à disposition). Quand l’école, sanctuaire de l’écriture, gardait le monopole de la diffusion des savoirs, elle pouvait contenir la population. Dès lors que les canaux de diffusion mais aussi la forme technique des supports rend accessible des savoirs sous des formes nouvelles et dans des espaces nouveau, le monde scolaire perd de sa légitimité initiale. Les enseignants qui s’aperçoivent que les élèves vont vérifier ce qu’ils disent en se connectant à des ressources en ligne (rappelons que Youtube est presque le deuxième moteur de recherche) de préférence « immédiatement accessibles », sont mal à l’aise.
Non le livre, l’écrit n’est plus l’emblème de la domination cognitive et intellectuelle. Du coup il y a une nécessaire reconfiguration des fondamentaux du métier d’enseignant, voir du système scolaire lui-même. Cela passe d’abord par un travail sur soi et sur sa propre capacité à aller « au-delà des apparences ». On peut ici suggérer une attitude de « doute systématique apriori », mais cela est trop éloigné des habitudes, en particulier dans le monde scolaire. En effet l’école enseigne ce qui est validé, vrai… comment pourrait-elle enseigner le doute, sans douter d’elle-même ? Or nombre de jeunes et moins jeunes enseignants sont aussi à la recherche de « certitudes ». On voit là le début d’une crise intellectuelle dont on peut penser que nous n’en sommes qu’au début. Le numérique a ouvert une boite de pandore. L’école parvient encore à la contenir par le cadre ancestral qui la contient. Mais pour combien de temps encore ?
Bruno Devauchelle