L’amour entre deux personnes de même sexe reste-t-il un amour impossible au 21ème siècle ? C’est ce que tend à démontrer l’abominable attentat homophobe d’Orlando. C’est aussi le point de départ de « Romane et Juliette » : une étonnante réécriture de « Roméo et Juliette » par les 2ndes de Claire Augé à Décines. Etonnante par son thème, essentiel : à travers la fiction, les élèves prennent entièrement en charge la lutte contre une discrimination dont le rapport 2016 de SOS Homophobie rappelait récemment les ravages chez bien des lycéen-ne-s, au sein de leur famille ou de l’Ecole. Etonnante par ses supports, souvent jugés illégitimes : Facebook (où le récit a été publié au fur et à mesure) et les SMS (que les héroïnes échangent dans le vif de leur histoire). Etonnante par ses modalités, encore rares : de l’écriture longue et collaborative. Publier sur Facebook un récit contre l’homophobie : que l’écriture scolaire est forte quand elle a de vrais lecteurs et de vrais enjeux !
Dans quel contexte avez-vous mène ce projet singulier ?
Ce projet s’est déroulé dans le cadre de l’enseignement d’exploration Littérature & Société en classe de 2nde avec un groupe de 24 élèves, dans un lycée de banlieue lyonnaise, le lycée Charlie Chaplin à Décines. Il recoupe deux objets d’étude proposés par les programmes : « Des tablettes d’argile à l’écran numérique : l’aventure du livre et de l’écrit » et « Regard sur l’autre et l’ailleurs ». Le premier était le choix du professeur ; le second découle des choix des élèves.
D’une part, en ce qui concerne l’aventure numérique d’un texte, il s’agissait de proposer aux élèves d’écrire un « genre littéraire émergent » – la chronique facebookienne-, dont ils sont friands. Cela a été l’occasion de prendre en compte leurs lectures, qu’ils censurent souvent eux-mêmes, les considérant comme illégitimes, comme Dans la peau d’un Thug de Nargesse Bibimoune, chronique facebookienne qui a ensuite été repérée par le milieu de l’édition. Ainsi, cette chronique a été pensée de A à Z par les élèves : des réflexions préliminaires à la publication en ligne.
Les élèves avaient déjà travaillé lors du premier semestre sur le réseau social Facebook lors d’un premier projet. Ils avaient réalisé une bande-dessinée d’une dizaine de planches retraçant la vie de Jean-Claude Balandreau, un poilu de Décines, la ville où le lycée Charlie Chaplin est implanté. Un profil Facebook de ce poilu historique a été créé par les élèves ; il a servi de passerelle pour glisser de l’écriture historique des archives à l’écriture littéraire d’une œuvre narrative. De plus, les élèves avaient alors aussi lu la chronique du poilu fictif Léon Vivien, créée par le Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux. Avec ce deuxième projet « Romane & Juliette », nous nous inscrivions dans une continuité numérique.
J’avais d’autre part moi-même le projet de mener un travail de réécriture. Je souhaitais que les élèves s’inspirent de tableaux du musée des Beaux-Arts de Lyon et qu’ils réécrivent l’histoire de Roméo & Juliette devenue par ses nombreuses réécritures un véritable mythe populaire et universel. Je souhaitais les amener à penser leur monde et leur histoire en s’appropriant d’autres regards artistiques. Indépendants dans leur création, les élèves ont écarté quelques pistes et ont ouvert de nouvelles voies.
Mon objectif didactique était à la fois simple et ambitieux : rendre les élèves entièrement acteurs et responsables d’un texte collaboratif du début à la fin et donc pleinement fiers de leur travail. En tant que professeur, je me suis tout de suite positionnée comme « manager de l’emploi du temps », à l’écart de toute décision créative. La nouvelle a été 100% pensée et rédigée par les élèves et à 95% corrigée par elle-même.
Le récit aborde le thème, fort peu scolaire, de l’amour entre deux jeunes filles qui se retrouvent confrontées à l’homophobie : comment ce choix s’est-il opéré ?
Lors de la première séance du projet, le mythe de Roméo et Juliette a été étudié : en confrontant l’œuvre de Shakespeare à différentes réécritures artistiques, les invariants du mythe ont été dégagés et de grandes étapes indispensables à une réécriture ont été ainsi repérées. Nous avions un canevas pour la future nouvelle. Les deux séances suivantes ont été consacrées à la visite du Musée des Beaux-Arts de Lyon et à des échanges sur les tableaux repérés et aimés : les élèves ont tenu un carnet de bord de leur visite sur Twitter indiquant des liens entre des tableaux et des étapes du mythe de Roméo & Juliette.
Ce n’est qu’après ces trois séances préparatoires que les élèves ont commencé à échanger ensemble sur leurs différentes idées de réécriture. Très vite, ils m’ont demandé s’ils pouvaient n’utiliser le musée des Beaux-Arts que comme toile de fond à leur nouvelle pour se concentrer davantage sur l’histoire d’amour impossible. Les idées avaient mûri pendant les trois semaines et la visite du Musée.
Plusieurs « raisons » d’amour impossible ont été évoquées : différence religieuse, différence sociale, handicap, amour homosexuel, discrimination raciale… Au terme d’une petite heure d’échanges, les élèves ont décidé de travailler sur une histoire d’amour homosexuelle entre deux filles ne vivant pas dans les mêmes quartiers : une Thug (racaille) des quartiers chics et une petite intello vivant dans un quartier plus défavorisé. La dimension sociale s’est ensuite amoindrie au cours de l’écriture de la nouvelle. En retrait, j’ai accompagné leur réflexion de documents historiques ou d’actualité postés au tableau via le vidéoprojecteur. Les questions du « Mariage pour tous », de l’influence du regard des parents, du coming-out, du poids de la société en apparence bienveillante ont été évoquées par les élèves. Nous étions proches d’une séance d’EMC à ce moment-là.
Je n’ai pas été étonnée par ce choix d’histoire car l’an dernier, dans un projet d’écriture policière, mon groupe d’élèves de Littérature & Société avait également choisi d’écrire sur une histoire d’amour tumultueuse entre deux filles : Trio amoureux. C’est un sujet qui les touche particulièrement puisqu’à 15 ans, les élèves s’interrogent sur leur identité, sur leur corps et sur le regard d’autrui porté sur eux. J’ai remarqué ces deux dernières années que ce sont les filles, qui, particulièrement, défendent l’idée d’un amour homosexuel au féminin ; il me semble que cela rejoint une grande question actuelle et qu’une jeune adolescente se pose : qu’est-ce qu’être femme aujourd’hui, en 2016 ?
Le travail représente un exemple édifiant d’écriture à programme plus qu’à processus : comment avez-vous mené la phase de conception des personnages, de la trame, de la structure … ? En quoi vous semble-t-il intéressant d’amener ainsi les élèves à concevoir l’écriture comme projet ?
L’écriture a été seulement cadrée par des contraintes strictes d’emploi du temps et de cadence des séances puisqu’il fallait pour la réussite du projet, que l’œuvre soit achevée en même temps que le dernier cours de Littérature & Société.
Mes élèves sont, sans avoir vraiment conscience, passionnés par l’écriture à processus et cela donne des textes très décousus avec des glissements épiques ou invraisemblables dans le traitement des sujets d’invention. Ainsi, lors d’un travail antérieur, la prise des Tuileries à la suite de Flaubert s’est ouverte sur une course poursuite en calèche dans un Paris de l’Apocalypse où le feu embrasait tout et les corps bloquaient les rues…Ce travail m’a permis de leur montrer les vertus d’un canevas : il ne s’agissait pas de détailler chaque chapitre mais de le résumer en, ce que j’appelle avec eux, un twitt-scénario.
Par exemple, pour les 2 premiers chapitres : « Chapitre 1 : Article de journal. Deux jeunes filles amoureuses ont un accident de voiture et meurent sur le coup » ; « Chapitre 2 : Journal intime de Juliette et Journal intime de Romane. Un an plus tôt. Deux jeunes filles que tout sépare se rencontrent et se remarquent, dans un parc, l’été. Romane vient d’apprendre qu’elle a raté son baccalauréat ; Juliette a eu de très bonnes notes pour son bac de français. Romane fume avec ses amies. Juliette est avec ses frère et sœurs. »
Il a également fallu aux élèves non seulement programmer le déroulé narratif de leur histoire mais s’interroger également sur les modalités d’écriture : quelle focalisation choisir ? quel genre littéraire ? quelles modalités de l’incipit ? quels registres ? Pour répondre à cette question, ils en sont arrivés à se demander quels effets ils souhaitaient provoquer chez le lecteur. Enfin, avant de se lancer dans l’écriture, les élèves ont tranché pour une publication progressive au cours de l’écriture.
Quel dispositif avez-vous précisément adopté pour l’écriture des chapitres ?
J’avais établi un planning des « missions à réaliser » afin de guider les élèves. Chaque chapitre était lié à un lien ©Framapad particulier. Il était très important, à mes yeux, que les individualités s’effacent pour parvenir véritablement à un texte écrit à plusieurs mains mêlées. Aussi, la dimension collaborative a été très importante.
Pour cela, chaque séance se déroulait de la manière suivante : lecture à haute voix des textes précédemment écrits, discussion collective autour de ces textes, présentation du chapitre à écrire, discussion autour du texte à écrire, voire élaboration d’un plan. Ensuite, les élèves s’inscrivaient dans une mission « Reprise des textes précédents » ou « Ecriture des nouveaux chapitres ». Personne ne pouvait se spécialiser dans un rôle et les missions ont tourné régulièrement.
Le groupe « Reprise des textes » devait polir les productions écrites : enlever les incohérences, reformuler des phrases, développer le texte par endroits voire trancher dans les longueurs inutiles…et corriger la langue.
Le groupe « Ecriture des nouveaux chapitres » se connectait sur le nouveau Framapad où Ressources ou questionnements étaient à disposition pour enrichir leurs écrits… Par exemple, pour l’écriture de l’article de journal sur l’accident de voiture, les élèves ont dû lire quelques articles pour repérer les caractéristiques du genre avant de se lancer dans la production finale.
Cette trame a aidé les élèves dans leur cheminement, afin de répondre à leurs objectifs d’écriture.
Cela m’a permis d’aider à faire mieux comprendre l’importance d’une réflexion préalable et d’un brouillon pour écrire un texte cohérent et riche dans le cadre de l’écriture d’invention proposée aux EAF.
Il peut paraître délicat de mener dans le cadre scolaire de telles écritures longues : comment le travail s’est-il organisé pour maintenir l’investissement et la cohérence dans la durée ?
Nous avons eu 6 séances de 2 heures pour rédiger, améliorer et corriger la totalité du texte. Cela a été à la fois un travail court et long. Il est évident que ce qui a permis de maintenir dans la durée la motivation du groupe, c’est la publication instantanée, et donc le cercle de lecteurs. Je suis convaincue qu’une publication finale n’aurait pas eu les mêmes effets.
Au début, nous publiions également sur Instagram et Wattpad. Très vite, nous avons dû abandonner Instagram car nos textes dépassaient la limite de caractères autorisée sur ce réseau social. La chronique a été publiée sur Wattpad cependant le succès n’a pas été le même que sur Facebook. L’existence d’un « vrai » lecteur, autre que le professeur, est fondamental pour motiver l’écriture. Les élèves ont pris conscience que l’on écrit souvent pour autrui, pour un lecteur.
Vous avez précisément utilisé des supports de publication originaux : échanges SMS entre personnages et compte Facebook pour le projet lui-même. Quels vous semblent les intérêts propres de ces supports numériques de l’écriture ?
Facebook est, à mes yeux, un nouveau lieu de littérature. En effet, sur son profil, chacun met en scène son quotidien, dans une sorte de journal extime. Nous sommes au seuil de l’écriture littéraire. L’émergence de chroniques sur ce réseau social, dont Dans la peau d’un Thug de Nargesse de Bibimoune évoqué ci-dessus, renforce cette dimension littéraire. Il nous faut nous en saisir en tant qu’enseignants afin d’atténuer la fracture entre lecture légitime et lecture illégitime, lecture scolaire et lecture-plaisir, si on veut pouvoir amener l’élève à lire les œuvres patrimoniales.
L’idée d’écrire des échanges de SMS est venue aux élèves au cours de l’écriture. Ils avaient choisi d’écrire leurs nouvelles en variant les deux points de vue des protagonistes, Romane et Juliette. Très vite, ils se sont retrouvés emprisonnés par l’écriture du journal intime : comment montrer de manière objective la difficile déclaration d’amour de Romane et la gêne de Juliette ? En partant du principe que les deux héroïnes écrivaient leur journal intime le soir, à la fin de leur journée se pose alors un problème : comment évoquer la décision de la fugue, comment évoquer l’accident ? Ces échanges de SMS permettaient de s’inscrire dans le présent de l’action. Par ailleurs, les élèves souhaitaient créer un certain suspens. Cette idée m’a semblé très intéressante : elle montre en effet un décloisonnement des mondes scolaire et non-scolaire et a permis à la littérature et l’écriture d’investir leurs téléphones. Cela a été l’occasion d’une brève réflexion collective sur le genre épistolaire aujourd’hui…
Le travail ouvre le lycée vers le monde extérieur en se reliant aussi au Musée des Beaux-Arts de Lyon : de quelle façon ?
Le projet était initialement étroitement lié aux œuvres du musée des Beaux-Arts de Lyon que je souhaitais faire découvrir à mes élèves. Lors de la visite, avant le choix de l’histoire d’amour homosexuelle, plusieurs élèves avaient inscrit cette œuvre, Les deux amies d’Antoine Chartres, dans leur carnet de visite. Je pense d’ailleurs que le goût esthétique a influencé plusieurs élèves dans le choix du sujet de la nouvelle.
Très vite, il a été décidé de ne pas faire du Musée des Beaux-Arts un personnage de la nouvelle car non seulement cela aurait compliqué le récit mais cela aurait nui à sa cohérence. Ainsi, ils ont préféré utiliser l’œuvre comme illustration de couverture et l’évoquer comme chute dans l’épilogue. Les élèves ont pensé reprendre le même titre pour leur nouvelle. Le choix du titre a été choisi au vote au terme d’un débat. Romane & Juliette a été choisi pour la référence explicite à Roméo et Juliette et les rédacteurs du chapitre 2 ont décidé d’expliciter le titre en mettant dans les mains de Juliette l’œuvre de Shakespeare.
Au final, quels vous semblent avoir été les profits et les plaisirs d’un tel ouvrage collectif ?
Le grand intérêt didactique d’un tel projet collectif est d’amener chaque élève à se sentir à sa place en lui donnant un rôle sans hiérarchisation. Il permet de redonner confiance à l’élève en difficulté et à dépasser l’hétérogénéité compliquée d’une salle de classe. L’utilisation du numérique avec des logiciels comme ©Framapad va dans ce sens également.
La fierté des élèves est également un élément important : elle permet de faire de l’écriture un moment de vrai plaisir. Néanmoins, il est indispensable de toujours montrer le lien avec les épreuves d’EAF : il ne s’agit pas de donner l’impression à l’élève de faire quelque chose de déconnecté mais de créer des connexions qui réconcilient scolaire et plaisir.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le récit « Romane et Juliette » sur Facebook
Le rapport 2016 de SOS Homophobie