Quelle ré-ingénierie de l’école peut apporter le numérique ? demande Bruno Devauchelle. La tentation « d’industrialiser » est présente depuis les origines de l’école contemporaine. Les promeses du numérique font miroiter un nouvel age d’or. Mais « les promesses des promoteurs du numérique sont aussi souvent des miroirs aux alouettes, surtout dans le domaine de l’éducation. Rappelons l’intelligence artificielle des années 1980 et son retour en ce moment sur la scène publique (associée aux big datas souvent), pour illustrer les fondements de ces questions de réingénierie de l’éducation basée sur le numérique »…
Le monde scolaire, à l’instar du monde universitaire, est probablement en train de vivre sa deuxième révolution industrielle avec le numérique. Rappelons quelques étapes pour mieux comprendre cela. Avant le 18è siècle le mode de transmission privilégié est individuel, voir préceptoral. Certains religieux, inspirés par le fonctionnement de l’église et la nécessité d’évangéliser, ont mis en place des lieux d’enseignement collectif, enseignement mutuel, ou enseignement simultané, qui émergent progressivement. L’engagement révolutionnaire de la fin du 18è siècle va donner progressivement naissance à l’école moderne. Le 19è siècle, porté par l’industrialisation globale, le développement de l’enseignement dans l’ensemble de la société va consacrer à l’aube du 20è siècle un modèle industriel, peu coûteux et assez efficace : l’enseignement de masse, basé sur le modèle magistro centré. Le 20è siècle va consacrer ce modèle et le figer dans une forme scolaire qui semble désormais « naturelle » à l’ensemble de la population. Cette forme semble si naturelle que chacun la rappelle à la première déviation et que les chercheurs eux-mêmes la considèrent comme immuable. On parle de changer, transformer, refonder, améliorer… l’école, sans remettre en cause fondamentalement sa forme.
Le mythe de la mécanisation de l’enseignement
L’arrivée de l’informatique a réveillé un mythe, celui de la mécanisation de l’enseignement. A l’instar de certains travaux de recherche en psychologie, si l’hypothèse mécaniste du fonctionnement du cerveau est vérifiée, il est alors possible d’engager la deuxième étape de l’industrialisation de l’enseignement, celle de l’activité d’apprendre et celle d’enseigner. Et cette étape s’appuie sur les dernières évolutions informatiques et plus généralement numériques. Mais dans quelles directions regarder pour imaginer cette évolution ?
Avant de parler technique, il faut parler industrialisation et économie de l’éducation et de l’enseignement scolaire. Apprendre s’appuie sur trois activités : imiter, expérimenter, interagir. Or, pour chacune de ces trois activités, l’humain est une composante déterminante pour celui ou celle qui apprend. Industrialiser et économiser sur des processus humains suppose soit de remplacer l’humain par une machine soit d’augmenter la productivité humaine. Dans les deux cas il y a diminution de l’interaction humaine. Avec le numérique on peut imaginer remplacer l’interaction par une interactivité machinique basée sur des algorithmes très puissants (cf. le pari de Türing) comme cela est proposé autour du machine learning ou de l’adaptive learning.
Sans le numérique, il faut augmenter le ratio enseignants/apprenants, ce que le cours magistral en amphithéâtre permet ou simplement la salle de classe. C’est cette deuxième solution qui a été adoptée au XIXè siècle et qui reste aujourd’hui dominante aussi bien dans les faits que dans les représentations sociales dominantes. Entre ces deux extrêmes on peut imaginer des évolutions possibles, mais une chose est économiquement certaine, l’industrialisation reste la clef pour parvenir à un pilotage économique qui semble souhaité par beaucoup de responsables politiques.
Le numérique entre création et normalisation
Rappelons aussi l’histoire de la création du modèle scolaire contemporain pour signaler qu’il avait un double but d’émancipation et de normalisation. Emancipation par l’accès aux savoirs, c’est effectivement ce que le numérique permet, de manière beaucoup plus aisée et moins coûteuse que ne le fut la création du système scolaire et ses immeubles, ses classes, ses livres etc. Mais à l’époque c’était la bonne solution compte tenu de l’environnement technologique.
Normalisation, c’est le serpent de mer que l’on voit réapparaître à intervalles réguliers : surveillance, piratage, sécurité, détournement, propriété, vol etc. bref une lutte entre imposer et laisser de la liberté aux peuples. Or le numérique et en particulier l’analyse des traces et donc l’analyse comportementale permettent aussi d’aller sur ce chemin de normalisation, rêve insensé de certains dictateurs ou autres personnes de pouvoir, que de donner à chacun une maîtrise de son identité et de son développement. L’école, enchâssée dans ces intentions politiques et économiques se trouve aux prises avec ces éléments sans en avoir vraiment conscience.
Quelle ré-ingénierie de l’école peut apporter le numérique ? Lors du renouveau de la FOAD au début des années 2000, on a vu de nombreux responsables flairer la bonne affaire économique. Avec les Moocs, certains ont aussi commencé à rêver, de même avec la classe inversée, sans parler du vieil EAO (simple alternance d’apports et d’exercices, cours traditionnels s’il en est) qui aurait permis d’automatiser une partie du cours voir des enseignements en les déléguant en parti à des machines. La classe inversée a au moins ce mérite de proposer de remettre l’interaction prof/élève au cœur du dispositif qui permet d’apprendre. Le rêve secret de l’adaptive learning est bien évidemment aussi celui-là : du soutien au prof à la substitution d’une partie de son action par la machine.
Miroirs aux alouettes
Malheureusement tous ces projets sont limités à la manière d’une réingénierie d’un monde à l’intérieur de celui-ci sans aller au-delà, voire à coté pour imaginer non pas une autre école, mais autre chose que l’école. Car l’écosystème de connaissance potentiellement accessible à chacun de nous mérite d’autres portes d’accès que celles qui ont été construites il y a deux siècles. La forme scolaire, et en particulier quand elle s’incarne dans les modèles d’évaluation certificative, reste très pesante, et reste surtout sous contrôle du pouvoir et en France du pouvoir central. C’est pourquoi, à court terme, la place du numérique dans l’enseignement reste cantonnée à renforcer le modèle économique et industriel antérieur. Le récent texte sur le contrôle de l’enseignement hors contrat ou le home schooling montre bien que l’esprit républicain centralisateur reste dominant (au-delà d’ailleurs des choix politiques).
Les promesses des promoteurs du numérique sont aussi souvent des miroirs aux alouettes, surtout dans le domaine de l’éducation. Rappelons l’intelligence artificielle des années 1980 et son retour en ce moment sur la scène publique (associée aux big datas souvent), pour illustrer les fondements de ces questions de réingénierie de l’éducation basée sur le numérique.
L’éducation des jeunes est un domaine sensible dans l’inconscient collectif et toute proposition sur ce sujet fait vite fantasmer la population, mais aussi les décideurs. Cependant soucieux d’économie, ils tentent de trouver des solutions intermédiaires : comment obtenir une meilleure « rentabilité » du système scolaire. C’est là que le numérique et sa cohorte de projets en tous genres font rêver mais aussi peuvent offrir des opportunités. Il est probable qu’il va falloir travailler simultanément sur les postures des acteurs, le cadre institutionnel et sa déclinaison locale et les moyens techniques et humains disponibles. Comme pour l’industrie mais dans un autre objectif, la promotion des personnes, le numérique doit pouvoir permettre d’inventer de nouveaux projets, de nouveaux dispositifs, de nouveaux espaces… tout en étant conscient que tout cela est au service de « l’émancipation », bien plus que de la normalisation….
Bruno Devauchelle