Faut-il former encore les enseignants ? L’exemple de près de quarante années de formation à l’informatique, aux TIC, TUIC et autre numérique, pédagogique ou non, peut laisser le formateur désespéré. Plan après plan, circulaire après circulaire, projet après projet, on peut se demander pourquoi tant d’argent est mis dans la formation pour des résultats aussi « modestes ». Citons le questionnement de Peraya, Viens et Karsenty en 2002 : « il serait intéressant de chercher à mieux comprendre l’apport de divers facteurs individuels, organisationnels, institutionnels ou sociétaux dans l’intégration pédagogique des TIC à la pratique éducative des nouveaux enseignants. » (1). S’il faut interroger la formation, ses modalités et ses pratiques, il faut aussi questionner plus globalement le contexte dans lequel se développe le numérique au sein duquel la problématique de formation se pose.
Apprentissage technique / Apprentissage conceptuel
Se former à l’informatique, au numérique, c’est aussi se former à un « geste technique », et pas seulement acquérir une maîtrise conceptuelle. Pour tous ceux qui travaillent dans la formation aux gestes techniques, c’est d’abord une pratique régulière, dans la durée, qui peut installer l’aisance et un niveau de maîtrise. Pourquoi les jeunes passent-ils tant d’années dans les structures d’enseignement ? Pourquoi les adultes en passeraient moins, pour des apprentissages similaires ? Apprendre ça prend du temps. Le « geste technique » se travaille différemment du « geste conceptuel ». Or nombre d’enseignant ont été formés dans un cadre conceptuel et pas dans un cadre technique. Face à l’apprentissage de l’informatique, des logiciels et autres, la phase de maîtrise technique est essentielle. Même s’il ne s’agit pas d’une maîtrise totale (si cela est possible !), il d’agit d’associer geste et concept. Comprendre ce qu’est Twitter ne dispense pas d’une utilisation pour en saisir la complexité. Ou alors on s’en tient à une manipulation de surface.
C’est ce problème que l’on rencontre après des cours d’informatique, des journées de formation et autres stages. On y développe d’abord une manipulation de surface. Il faut ensuite mettre en oeuvre ce premier niveau dans des situations diversifiées et régulières. Or cette étape se fait principalement dans deux espaces : le lieu de travail et le domicile. Le métier d’enseignant est ainsi fait que le domicile est en grande partie le lieu de travail, mais sans l’environnement professionnel de la mise en oeuvre. Ce fait renvoie donc le temps « d’appropriation » dans un espace dans lequel il est rarement possible d’obtenir un soutien adapté. Si les environnements matériels sont en plus différents, difficile pour l’enseignant de s’y retrouver. C’est lors des phases délicates de l’essai/erreur que se situe l’une des clés du problème. D’une part le travail par essai/erreur est en contraste avec la culture traditionnelle de l’enseignement et des adultes et l’impact psychologique de l’absence d’auto-efficacité en est amplifié. D’autre part l’appel à l’aide est toujours délicat. En salle des profs appeler un collègue à l’aide c’est risquer son image, sa réputation. A la maison, c’est un peu différent, mais pas si éloigné que cela dans un autre registre : du « tu n’y comprends rien » à « tu fais n’importe quoi » etc.
La satisfaction de la reproduction
Il ne faut surtout pas regarder les « spécialistes » pour essayer de comprendre comment former les néophytes. Le passionné passe du temps, cherche, fouille, poussé qu’il est par sa passion et son acharnement à la « résolution de problème ». Une fois expérimenté, il oublie ces heures, tout lui paraît simple. L’expert n’est pas forcément un bon « transmetteur ». Parfois même son aisance et sa maîtrise dissuadent les néophytes. Mais surtout il s’est formé en grande partie par lui-même, pas forcément seul, mais il a réussi à s’organiser pour parvenir à ses fins. Deux éléments importants dans son parcours : l’intention dans la résolution de problème, l’organisation de l’environnement informationnel (sources) et communicationnel (personnes). Certains formateurs diront qu’ils ont mis en place des forums suite à la formation, qu’ils ont donné leur mail, qu’ils ont proposé des ressources et que, malgré cela, le résultat est bien maigre. En effet, si l’idée est louable, il manque un élément clé, le passage de l’intention en formation à l’intention en activité professionnelle. Nous avons tous connus le blues du retour au terrain… après des formations riches et prometteuses. Et pourtant dans le quotidien de la vie professionnelle, on retrouve vite les réflexes intellectuels antérieurs.
S’inscrire et assister à des formations ce n’est pas « se former ». C’est de là que vient la principale confusion. Qu’est-ce qui motive donc le « se former » ? Le sentiment personnel d’importance de l’objet auquel on se forme. La hiérarchisation des priorités est déterminante. Quand, en plus, la « traduction » de la formation en capacité opérationnelle n’est pas immédiate, il y a nécessairement déperdition. On voit donc que la continuité entre formation et activité est importante. Mais avec le numérique, il y a une phase intermédiaire d’appropriation des gestes qui est encore plus coûteuse. Regardons quelques instants le petit enfant qui apprend dans son milieu de vie. Guidé par son envie de « maîtrise » de son environnement, il va essayer, construire des stratégies, arrêter, revenir, réessayer. Il va se donner le temps qui correspond à ses besoins d’investigation. Certains enfants sont très vite enfermés dans des modèles de passivité liés à l’environnement qui leur est proposé : peu d’objets à manipuler, peu d’interactions humaines, peu d’espace… Aussi leurs besoins d’investigation se limitent dans leur imaginaire. Ils vont rechercher la satisfaction de la reproduction de ce qui existe plutôt que le questionnement de la découverte. Certains enseignants, pris dans la nasse de leur professionnalité, ont des comportements similaires.
Formation ou saupoudrage ?
Faut-il former des enseignant in(dé)formables ? Sûrement. Mais il faut surtout changer la représentation imaginaire du changement dans l’activité professionnelle. Ce travail ne peut se faire que dans un cadre d’accompagnement rassurant et stable. Malheureusement chacun est soumis à de nombreuses influences, et certaines personnes ou officines ont intérêt à générer le trouble et l’inquiétude, en particulier pour limiter voire arrêter le changement ou simplement la prise en compte d’une autre réalité. Certains formateurs et ou passionnés peuvent aussi être source d’inquiétude et de déstabilisation à tel point qu’ils obtiennent le résultat inverse de celui envisagé. Comme si certains voulaient finalement ne pas permettre que d’autres accèdent à leur maîtrise…. (cf. jargon par exemple).
Et il y a aussi le contexte de travail en établissement. Si un établissement scolaire est fait pour enseigner, il n’est pas toujours fait pour apprendre… surtout s’il s’agit des enseignants qui n’y ont que peu d’espaces et peu de temps pour se former et se co-former in situ. On nous dira qu’ils peuvent le demander, mais la profession à une histoire… qui s’est bâtie dans un cadre.
Aussi, il est grand temps que l’on travaille sur la place de la formation dans les parcours des métiers de l’éducation. Mais pas de cette formation saupoudrée à coup de journées pédagogiques ou autres stages, exclusivement, mais bien une ingénierie de formation qui s’appuie sur une vision plus globale du lien entre le métier d’enseignant et les évolutions de la société (savoir, pratiques sociales, lois etc.). Quant à la formation initiale, elle porte bien son nom. Elle n’a pas le même rôle, elle initie. Autrement dit elle essaie de concilier l’appropriation du sens du métier et du sens de son environnement, tout en prenant en compte la trajectoire personnelle. Le numérique dans ce contexte, c’est désormais un « bain de vie », autrement dit cela suppose de permettre le passage entre une pratique sociale et une pratique professionnelle, mais sans chercher l’idéal du professionnel aguerri (le défaut du C2i2e, en partie).
On terminera sur un cas qui est significatif des problèmes de formation : le rapport au droit, à la loi, à la justice. Au moment où des questions émergent à propos de l’ouverture de l’école à des produits proposés par des multinationales de l’informatique, on est impressionné de constater la méconnaissance du cadre juridique de l’action pas les enseignants, voir leurs encadrants. Si l’on reprend l’adage que « nul n’est censé ignoré la loi » ou encore cet intitulé de compétence des enseignants « agir en fonctionnaire de l’état » on peut se demander comment on se forme actuellement à ces éléments… au vu des pratiques réelles. Le développement du numérique dans la société et dans l’école est une nouvelle fois un révélateur, un amplificateur de ces manques criants de la formation de la professionnalité enseignante. On me rétorquera les maquettes des masters… mais regardons y de près et dans la pratique quotidienne….
Bruno Devauchelle
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PS. on pourra lire avec intérêt le tout nouveau numéro de la revue Education Permanente n°207 de juin 2016, dont le dossier est intitulé « Autour de l’apprenance ». On y trouve des analyses particulièrement intéressantes et éclairantes sur cette question du « se former ».
Note :