Faire entrer l’Ecole dans la culture numérique : voilà pour tous un enjeu majeur, que Catherine Becchetti-Bizot, Inspectrice générale de lettres, porte depuis des années. Elle mène actuellement une mission nationale d’étude des « pratiques mobilisant des pédagogies actives liées à l’utilisation des outils et ressources numériques ». A l’occasion du colloque écriTech’7 qui vient de se tenir à Nice autour des nouvelles pratiques d’écriture, elle fait un point d’étape sur ses observations et réflexions : qu’est-ce qui change en profondeur avec le numérique ? quelles sont les pratiques qui lui semblent les plus neuves et les plus intéressantes ? comment les diffuser au mieux dans les classes sans enfermer « les initiatives foisonnantes dans des cadres contraints » ? comment remettre la pédagogie au centre du Plan numérique pour l’éducation et ainsi « construire une culture commune qui fera changer l’école » ?
Le colloque écriTech’7 a permis pendant deux jours de partager réflexions et expériences autour des « pratiques d’écriture nouvelles et plurielles » que favorise le numérique : en quoi le numérique transforme-t-il selon vous notre écriture ?
L’histoire de l’écriture a toujours été liée à celle de ses supports. Un changement de support entraîne des transformations non seulement des pratiques de l’écrit, mais aussi des modes de lecture et des relations qui unissent les différents acteurs de la chaîne du lire-écrire-publier. Il est important de remettre en perspective le numérique par rapport à cette longue histoire de supports qui va des tablettes d’argile à l’écran tactile, pour prendre conscience (et faire prendre conscience aux élèves) des multiples potentialités de l’écriture numérique, et du fait que le numérique est lui-même une écriture (« la forme moderne et industrielle de l’écriture », comme le dit Bernard Stiegler).
Je mettrai en relief quatre types de transformations caractérisant l’écriture numérique.
Le numérique fait resurgir la dimension visuelle, voire plastique de l’écriture – qui, certes, était présente dès les origines mais qui rejaillit de manière beaucoup plus forte avec les écrits d’écran.
La deuxième caractéristique de l’écriture numérique c’est sa dimension multimodale fondée sur le rapprochement et la combinaison de plusieurs modes de d’expression : texte, image, son, vidéos…, qui sollicitent tous les sens – et même aujourd’hui, avec les écrans tactiles, le toucher et le geste, qui engagent plus directement le corps, et qui permettent toutes sortes de des manipulations de l’écriture.
Troisièmement, le numérique met en jeu le caractère dynamique de l’écriture, l’écriture comme processus. Cela s’explique sans doute par le fait que l’écrit numérique s’est détaché de son support, qu’il n’est pas « assigné à un format » comme celui du livre. Dématérialisé, ouvert aux interventions extérieures, il est infiniment modifiable, perfectible et réinscriptible. C’est aussi ce qui en fait le caractère instable et provisoire, caractère dont se servent les artistes pour introduire de l’aléatoire dans le texte, mais qui peut être aussi un levier pédagogique (dédramatisation de l’erreur). Les liens hypertextuels viennent enrichir de l’intérieur et en quelque sorte augmenter ce caractère dynamique de l’écriture numérique.
Le dernier point, c’est la dimension collaborative, les possibilités d’interactions, d’écriture à plusieurs mains, de manière synchrone ou asynchrone, mais aussi en réseau. C’est la dimension sociale de l’écriture qui ressurgit là de manière nouvelle ; elle est liée à la possibilité de publication instantanée. Ecrire en ligne, c’est « courir le risque » d’être lu, c’est exposer son écrit au partage, c’est l’ouvrir à l’intervention de multiples scripteurs-lecteurs, à l’appréciation des pairs… Cette possibilité d’interaction et d’appropriation de l’écrit par autrui remet en cause la notion classique d’auteur, et pose toute une série de questions éthiques et juridiques. Mais elle est aussi la possibilité d’un enrichissement constant, d’un dialogue fécond et de l’exercice d’une intelligence collective et contributive qui est un des aspects les plus importants à mes yeux de ce que l’écriture numérique rend possible.
Il faudrait sans doute aussi ajouter à ces quatre points le caractère « programmable » de l’écriture numérique, mais ceci est plus complexe, car le code est lui-même une écriture et parce que les écrits numériques s’appuient eux-mêmes sur ce qu’Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier ont appelé des « architextes »…
Quelles sont les conséquences possibles de ces mutations pour le travail en classe ?
Il y a dans tout cela des enjeux considérables pour l’Ecole. Le premier c’est l’acquisition indispensable d’une culture (ou d’une littératie) numérique pour que tous les enfants puissent comprendre, dès le plus jeune âge, la nature, le fonctionnement et les enjeux de l’écriture numérique et s’en approprier les possibilités. Qu’ils puissent en faire le moyen de leur expression, de leur accès à la connaissance et de leur compréhension du monde.
Le numérique est également un moyen de revivifier les pratiques d’écriture et de lecture en classe. Les professeurs de français sont de plus en plus nombreux à utiliser le numérique comme un levier pour faire lire et écrire leurs élèves. Pour leur donner envie de créer, d’inventer, d’interpréter. Je pense aux nombreuses formes d’écritures créatives, qui consistent par exemple à insérer son propre texte dans le texte d’un auteur, en l’enrichissant d’images, de musiques, d’annotations…, ou encore aux écritures à contraintes (inspirées de l’Oulipo), dont les possibilités sont démultipliées avec les nouvelles applications disponibles, ou encore aux pratiques de lecture et d’écriture en réseau… J’ai pu observer dans les classes un véritable plaisir, une véritable jubilation des élèves à travailler de cette manière-là, dans un esprit d’exploration et d’expérimentation, et une vraie motivation lorsqu’ils peuvent partager leurs productions sur des sites, les publier et les valoriser.
Vous avez été chargée par la ministre de l’Education nationale d’une mission d’étude des « pratiques mobilisant des pédagogies actives liées à l’utilisation des outils et ressources numériques » : en quoi consiste exactement cette mission ?
Ma mission d’étude porte sur l’observation et l’analyse des pratiques pédagogiques que le numérique facilite, encourage ou permet et sur l’évaluation de leur qualité et de leur efficacité éducative.
Elle a pour intérêt majeur de mettre la pédagogie au centre de la réflexion, et de repartir des pratiques enseignantes, dans leur diversité, pour « dégager des principes » qui permettront d’ « orienter le plan numérique pour l’éducation ». Plutôt que d’un état des lieux exhaustif, qui serait difficile étant donné la multiplicité des paramètres en jeu, le développement exponentiel et la dispersion des expériences menées dans les classes depuis quelques années, il s’agit plutôt d’observer et de caractériser les changements au plus près des pratiques de terrain, en m’appuyant sur les réseaux pédagogiques, pour dégager de grandes tendances, recueillir un maximum de témoignages et de données qualitatives et les croiser avec les premiers résultats de la recherche et des enquêtes menées par différents organismes nationaux ou internationaux sur ce sujet.
Je dois porter une attention particulière à l’essor des « pédagogies actives », en lien avec l’introduction du numérique à l’École, et notamment au dispositif de la classe inversée, que le numérique semble rendre possible ou du moins considérablement faciliter.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples précis de pratiques de classe que vous avez pu observer et qui vous ont semblé particulièrement intéressantes ?
J’ai pu observer de nombreuses pratiques de classe de la maternelle au lycée, qui se caractérisent par une grande variété et richesse de dispositifs, difficiles à ramener à des catégories bien définies. Chaque professeur invente, en fonction de ses élèves et de ses objectifs, les solutions et les dispositifs qui conviendront le mieux.
Si l’on prend l’exemple de la classe inversée, qui est un peu emblématique de ce renouveau, elle se caractérise par le fait que le professeur est amené à repenser globalement sa pédagogie, et non de manière superficielle ou anecdotique. Il faut se méfier des représentations réductrices : la classe inversée est un dispositif pédagogique qui ne se limite pas à faire regarder de courtes vidéos à ses élèves avant le cours ; elle est une reconstruction globale de la séquence pédagogique, fondée sur une réflexion didactique, la réorganisation des temps et des espaces de travail, sur des procédures explicites et des modalités d’évaluation qui permettent une meilleure appropriation des savoirs, par la diversification des supports, des ressources et des situations d’apprentissage pour faire en sorte que les élèves soient toujours actifs, réceptifs et motivés.
Parmi les pratiques observées, je mettrai en avant l’utilisation des instruments de visualisation, de modélisation ou de simulation qui permettent d’appréhender et de rendre intelligibles les phénomènes ou les idées, en sciences comme en lettres, de structurer ou de planifier un travail, de dynamiser une réflexion collective. Les cartes heuristiques ou les Prezi en font partie.
Je citerai aussi les pratiques d’écriture/lecture collaboratives et créatives, qui s’appuient sur l’utilisation de réseaux sociaux ou de Pads, de plateformes de partage de ressources et de documents, de sites web, de blogs de classes… ; les écritures « augmentées », avec l’introduction de QRcodes, de logiciels de commentaires et d’annotations en ligne (comme Dialoguea, que j’ai découvert à Montpellier) ; l’utilisation des supports mobiles pour capturer le monde, agencer et réagencer ses idées, les partager avec d’autres, mémoriser les étapes d’un parcours, revenir en arrière et évaluer sa propre performance (en EPS notamment, mais aussi en langues).
Il est difficile de faire des choix, mais je voudrais également citer la Twictée, qui n’est pas simplement, bien entendu, une dictée en 140 caractères mais un dispositif pédagogique qui tire parti des possibilités d’échange en réseau, de réflexion collective, de balisage de l’écriture… et qui transforment l’application de règles de grammaire apprises en classe en défis ludiques extrêmement stimulants et structurants pour l’apprentissage de l’orthographe par les élèves. Il faut également mentionner le développement des webmédias (web radio, webtélé, vidéo reportages, commentaires audio, diaporamas animés, créations poétiques, livres numériques…), dans de nombreux établissements visités, qui permettent la construction d’une culture numérique en situation (pédagogies actives) mais qui sont aussi l’occasion de développer les compétences et des savoirs fondamentaux dans toutes les disciplines et en interdisciplinarité.
D’ores et déjà, et de manière générale, en quoi le numérique vous semble-t-il pouvoir transformer la pédagogie ?
D’une manière générale, le numérique est une occasion dont se saisissent les enseignants pour mettre en place des formes pédagogiques plus stimulantes, propices à l’engagement des élèves dans leurs apprentissages, mobilisant de manière plus active et plus autonome leur attention et leur créativité, et instaurant un climat de travail favorable dans la classe comme dans l’établissement. Le numérique favorise la mise en œuvre de démarches de projets, expérimentales et inductives et facilite la réalisation de productions concrètes qui donnent du sens aux apprentissages.
Mais il faut le redire : les outils en eux-mêmes ne font rien, même s’ils facilitent l’accès à une grande variété de supports et de ressources. Ce sont les stratégies et les scénarios mis en place par les enseignants pour construire des situations d’apprentissage adaptées et efficaces qui font la différence.
Confrontés à de nouveaux environnements de travail ainsi qu’aux nouvelles pratiques et comportements sociaux de leurs élèves, des enseignants de plus en plus nombreux éprouvent le besoin de réinterroger leur pratique, de mutualiser leurs idées et leurs ressources, pour résoudre les problèmes liés à l’hétérogénéité des situations sociales et culturelles des élèves, mais aussi au caractère ubiquitaire et mondialisé de l’information.
L’enjeu est de taille si l’on considère d’une part que l’attention des élèves et leur motivation à apprendre sont des facteurs majeurs de réussite, et d’autre part que des compétences nouvelles telles que le traitement et la gestion de l’information, sa production, son partage et sa publication sont fondamentales pour vivre et travailler dans le monde de demain. Libérer l’attention des élèves, étayer leur mémoire, automatiser un certain nombre de procédures pour qu’ils puissent mieux apprendre et mieux se concentrer en classe sur des tâches complexes, dites de haut niveau (comme le débat, l’interprétation, l’argumentation ou la résolution de problèmes), qui demandent un accompagnement plus étroit du professeur, leur apprendre à organiser leurs connaissances, à les mobiliser dans différents contextes et à collaborer pour construire leurs savoirs, sont des exemples de ce que le numérique mis au service de la pédagogie peut permettre.
Comment faire selon vous pour diffuser au mieux ces nouvelles pratiques que vous observez, autrement dit pour que la culture numérique inspire davantage encore l’Ecole ?
Il n’y a pas de recette dans ce domaine, et c’est précisément l’objet du rapport que je prépare de faire des préconisations qui n’enfermeront pas les initiatives foisonnantes dans des cadres contraints. Il faut que nous soyons capables de mettre en place des conditions d’essaimage, des moyens d’accompagner et de valoriser les réussites sans les restreindre ni à l’usage des outils ni à la capacité d’innovation de certains. Le rôle des chefs d’établissement et des cadres pédagogiques est essentiel à cet égard. Des modalités nouvelles de formation et de suivi des équipes sont à inventer pour construire une culture commune qui fera changer l’école. L’utilisation des plateformes numériques peut largement contribuer à ce renouveau et à faire en sorte que chacun se sente concerné et responsable de la transformation du système éducatif.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut