Le bac pro est-il arrivé à un tournant de sa vie ? Trente ans après sa création, le bac pro semble prendre un nouveau cap. La revue Formation Emploi, une revue du Céreq, publie un remarquable numéro coordonné par Nathalie Frigul et Emmanuel Sulzer. Il réunit les spécialistes les plus connus (V Troger, A Jellab) mais pousse aussi la réflexion sur des terrains que le Cereq suit de près, celui d ela culture ouvrière par exemple. La revue apporte ainsi des éclairages inattendus sur la déprofessionnalisation et les parcours des jeunes bacheliers pros.
Qui sont ces bacheliers pros ? Pour Claude Grignon le bac pro joue son rôle dans une société qui revient aux castes et à l’identitaire. » L’opposition entre les professions et les métiers, la dévalorisation des métiers manuels témoignent de la survivance d’une représentation et, pour une part, d’un état aristocratiques de la hiérarchie sociale ». Une lecture intéressante quand on lit les effets de l’arrivée du bac pro parmi les bacs. Loin de permettre la démocratisation du bac, sa colossale expansion a permis une « démocratisation différenciée », c’est à dire que le bac s’est diversifié en trois diplômes ayant une signature sociale. Aujourd’hui , 77% des enfants de cadres obtiennent un bac général et 9% un bac pro. Chez les ouvriers c’est 35 et 41%. A ces inégalités de genre, ajoutons celle de genre et enfin les inégalités ethniques puisque les bacs pro semblent de plus en plus différenciés sur ce terrain là aussi.
Le bac pro pour échapper à sa condition ?
D’où une question importante : le bac pro permet-il d’échapper à sa condition ? C’est poser la question des parcours des bacheliers pros. Dans la revue , de très bonnes plumes apportent des réponses : Pierre-Yves Bernard et Vincent Troger, Aziz Jellab, Séverine Misset, pour n’en citer que quelques unes.
« Dès l’entrée en seconde, une forte majorité d’entre eux envisage explicitement de poursuivre sa formation après la terminale, tout en manifestant une inappétence pour les formes scolaires académiques », expliquent Pierre-Yves Bernard et Vincent Troger. C’est la première ambiguïté. « Ces intentions se concrétisent, après le baccalauréat, par un taux significatif d’inscriptions dans l’enseignement supérieur technologique court, notamment dans les formations par alternance ». Depuis 2000, la part des bacheliers pros qui poursuivent dans le supérieur est passée de 16 à 34% (2013). Cette évolution est remarquable. Mais elle fracture aussi les bacheliers pros : les conditions socio-économiques familiales sont déterminantes pour la poursuite d’études.
Comme le dit Aziz Jellab, » le baccalauréat professionnel a vu évoluer ses missions, et redéfinir les priorités qui lui sont assignées : de diplôme censé former des futurs ouvriers et employés qualifiés pour alimenter prioritairement le marché du travail, la poursuite d’études étant une possibilité offerte à une minorité, c’est plutôt la tendance inverse qui tend à s’affirmer aujourd’hui ». C’est une véritable mutation culturelle qui s’est produite chez les jeunes bacheliers pros. » Si les élèves rencontrés semblent, pour une majorité d’entre eux, avoir assumé leur orientation vers le LP, c’est parce que le bac pro 3 ans ne leur apparait plus comme l’horizon d’un cheminement scolaire ultime mais comme un diplôme ouvrant sur un champ de possibles, comme la poursuite des études…, le fait de vivre sa jeunesse sur le mode de l’expérience étudiante et la possibilité de disposer d’un temps plus long afin de construire et de consolider un projet professionnel. Ainsi, et c’est sans doute l’un des autres effets de la réforme bac pro 3 ans, les élèves rencontrés sont peu enthousiasmés par la perspective d’entrer sur le marché du travail à l’obtention du bac, moins parce qu’ils craignent d’occuper un statut professionnel dominé ou précaire que parce que, plus jeunes que les anciennes générations, ils aspirent à poursuivre de manière logique leurs études, sans minorer les effets de cet allongement sur leur insertion professionnelle future ».
Séverine Misset pousse plus loin l’analyse en observant les bacheliers pros travaillant en industrie. Pour elle, » à l’inverse des premières cohortes de bacheliers professionnels, ils ont admis que leur diplôme ne leur permettra pas de sortir rapidement du monde ouvrier ». Cette culture ouvrière ils la revendiquent finalement au point de refuser des taches de management. Finalement le projet de créer une nouvelle classe de techniciens porté par les initiateurs du bac pro en 1985 ne semble plus correspondre aux attentes, ce qui renvoie à l’autre grande question, celle de la professionnalisation.
Un bac professionnel ou déprofessionnalisé ?
Dans l’optique de ses créateurs, le bac pro devait permettre de fournir les techniciens dont l’économie aurait besoin. Ils ont pris soin de construire une formation scolaire sur le modèle de l’alternance, avec de longs stages en entreprise qui sont certificatifs. Pourtant, un des apports de la revue c’est justement de mettre en avant une déprofessionnalisation du bac pro. Josiane Paddeu et Patrick Veneau (Cereq) le démontrent bien à travers un suivi de terrain des bacheliers en électrotechnique.
Ils montrent que les stages ne sont pas vraiment évalué spar les enseignants sur leur contenu professionnel. » Les détails les plus concrets du travail et l’expérience que les candidats en ont eue n’intéressent pas vraiment les enseignants, qui stigmatisent régulièrement les exposés trop narratifs ». Ce qu’attendent les enseignants dans les stages c’est la confirmation des théories et démarches apprises à l’école. Les épreuves d’examen ont elles aussi conçues dans cet esprit, observent les deux sociologues. « Qu’ils trouvent la panne ou pas , pour nous ce n’est pas important », explique un enseignant.
Pour Josiane Paddeu et Patrick Veneau, » les épreuves professionnelles apparaissent davantage comme la sanction d’un enseignement technologique que d’un enseignement professionnel de « niveau IV » ; c’est-à-dire plus un enseignement centré sur l’étude de systèmes techniques qu’un enseignement en rapport avec le travail privilégiant la pratique ou l’action ». On a bien une « scolarisation » du bac pro aux dépens de la « professionnalisation ».
Des jeunes acteurs ou victimes des évolutions ?
Conséquence de cette évolution : » L’enseignement reçu, plus technique que professionnel, n’est-il pas de nature à préparer les bacheliers professionnels, voire à les inciter, à prolonger leur scolarité dans l’enseignement supérieur, technique en particulier ? Il conviendrait alors de relativiser le poids accordé aux stratégies familiales et individuelles dans l’allongement des scolarités. En outre, et de ce point de vue, la réforme de 2009 pourrait être envisagée comme l’inscription, dans un texte, d’une réalité ».
Une analyse que des faits semblent confirmer. La Dgesco lance cette année une étude sur le bac pro ASSP (accompagnement, soins et services à la personne) qui semble déconnecté de l’emploi. Aujourd’hui les titulaires de ce bac pro qui veulent entrer sur le marché du travail le font en passant un cap après leur bac… En 2014, le rapport de la députée Sandrine Doucet avait émis une première alerte sur la déprofessionnalisation accentuée depuis la réforme des 3 ans.
Moins professionnels, les bacheliers pros ne sont pas non plus des élèves scolaires capables de suivre avec aisance des études supérieures longues. On mesure alors que la réussite du bac pro est aussi porteuse de difficultés sérieuses pour les jeunes et pour le système éducatif. Loin de le rénover, le bac pro l’aurait il enfermé dans ses contradictions et ses inégalités ?
François Jarraud
Formation Emploi, n°131, juillet- septembre 2015
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