Pourquoi étudier en classe une autobiographie si ce n’est pour apprendre simultanément à dire je et à dire nous ? C’est le bel enjeu d’une séquence menée en 3ème par Mickael Auger, professeur de français au collège de Durtal dans le Maine-et-Loire. Le travail porte sur le récit de Wladyslaw Szpilman « Le pianiste ». Il repose notamment sur l’utilisation d’un espace numérique d’écriture collaborative, un pad, comme journal de bord de la lecture et outil de travail pour l’analyse de l’œuvre. De façon originale, un groupe de « webmasters-modérateurs » est même constitué pour aider à la synthèse et conduire à une « évaluation par contrat de confiance ». Bilan de l’enseignant : « un tel vécu pour le groupe classe est fondateur, chacun ayant participé à sa mesure à la réussite de tous. »
Le travail mené porte sur le récit de Wladyslaw Szpilman Le pianiste : pouvez-vous en éclairer le contexte ?
« Monsieur ? Moi j’aime pas lire ! »
« Pourquoi y en a qui racontent leur life là ? »
« Quand je lis, j’comprends pas de quoi ça parle… »
Voici trois expressions observables in situ de la classe de troisième où j’enseigne, trois saillies qui m’ont obligé à aborder de manière innovante l’étude de l’autobiographie.
Notre objectif : alors que nous abordons l’autobiographie en 3ème et nous penchons donc sur un « je » qui parle, c’est un bon moment pour [re]créer un « nous » de lecteurs : l’effet de groupe, les savoirs vicariants, les recherches croisées et les échanges d’interprétations permettent le recul et l’objectivité nécessaires à une richesse d’interprétation. Il s’agit ici de créer une émulation de lecture et d’interprétation, d’autonomiser les élèves de la classe en les rendant responsables et donc spécialistes de l’axe de travail qu’ils auront à traiter, mais surtout de mettre les élèves-lecteurs-critiques en réussite lors d’une évaluation finale dont le succès dépendra de l’exactitude du travail de chacun.
Le travail sur le récit autobiographique de Szpilman prend la place centrale d’une séquence portant sur l’autobiographie, cette étude s’inscrit dans une séquence sur les « Formes du récit aux XXème et XXIème siècles » correspondant aussi bien aux deux entrées suivantes des programmes : « Récits d’enfance et d’adolescence » / « Romans et nouvelles des XXème et XXIème siècles porteurs d’un regard sur l’histoire et le monde contemporains ». De même, cette séquence correspond aux nouveaux programmes applicables à la rentrée 2016 (« Se raconter, se représenter » ; « agir dans la cité, individu et pouvoir »).
Avant même la lecture de l’œuvre, vous avez mené des activités pour aider les élèves à y entrer et pour problématiser l’étude : comment avez-vous procédé durant cette phase de lancement ? quel vous semble l’intérêt de faire précéder la lecture d’un tel travail sur l’œuvre ?
Avant la lecture de l’œuvre, nous avons travaillé sur une petite séquence d’étude d’incipit d’autobiographies classiques (Cohen, H. Keller, Colette, R. Dahl, etc.), mais aussi des supports hétérogènes comme « l’iceberg freudien » (représentation graphique de l’organisation du MOI) ou encore le film adapté de la BD du même nom V for vendetta. Le but était de repérer des régularités, de travailler sur la double énonciation, les valeurs aspectuelles, l’engagement du Moi dans la lecture du Monde, et autres contenus d’apprentissages nécessaires pour étayer l’analyse « seul et sans aide » à venir.
Le lancement réel, après cette séquence préparatoire, consistait en une lecture précise de la préface du roman qui devrait être lu : à cet endroit apparaissaient les mots qui allaient nous aider à constituer la problématique de notre travail : « Comment dire l’indicible ? » Collaboration, apports mutuels et discussions furent nécessaires pour se mettre d’accord sur un questionnement commun auquel nous tenterions de répondre plus tard « Pourquoi et comment dire l’indicible ». Un fil conducteur qui allait constituer un véritable parcours de lecture, un projet commun : nous savions pourquoi il fallait lire ce livre !
Pour véritablement guider la lecture, puisqu’elle avait désormais un sens, il fallait ensuite passer par l’incarnation du « je » qui parle et je proposai donc un « choc esthétique » par le visionnage et l’analyse d’un extrait de la version filmique de Polanski qui correspond au chapitre 18, intitulé « Le nocturne en ut dièse mineur ». L’objectif après analyse commune du support étant de dégager les axes de notre futur travail collaboratif et donc des axes de lectures/des parcours de lecture différents : nous savions à ce moment comment lire le livre.
Un pad est utilisé par les élèves comme journal collectif accompagnant la lecture : comment se sont-ils emparés de cet outil ?
Pour accompagner le plan de lecture, le parcours de lecture, il fallait pouvoir créer un journal de lecteur et l’outil PAD paraissait un bon outil puisqu’il permet un enrichissement synchrone et asynchrone, et surtout qu’il est très simple d’utilisation : après les rapides et inévitables explications théoriques à propos de l’outil, rien ne remplace l’exemple : le prof est aussi un des lecteurs de l’œuvre, à lui d’inaugurer le journal de lecteur pour initier l’émulation à venir puisqu’il s’agit que chacun enrichisse le journal de ses impressions/difficultés/recherches de lecture.
Il me semble que l’on ne dit jamais assez que les élèves n’ont aucune raison d’écrire ou de lire s’ils ne voient jamais le prof écrire ou lire lui aussi !
Vous avez en particulier constitué un groupe de webmestres / modérateurs : quelles étaient ses tâches ? comment a-t-il fonctionné ? avec quels bénéfices selon vous, pour les membres du groupe et pour l’ensemble de la classe ?
Ce groupe devait gérer la mise au propre du document final qui serait tiré des recherches inscrites par les différents groupes sur le PAD. Il gérait aussi les « commandes techniques » des différents groupes : « Trouvez nous une image de… à intéger », « un fichier MP3 de Chopin » etc. Il avait un rôle de correcteur : dans le sens où Bucheton l’entend, c’est-à-dire la 4ème et dernière phase du travail d’écriture. Il veillait à l’unité de ton du document, à l’équilibre du travail fournit pas les groupes. Il modérait aussi le canal de « chat ».
De plus, une des ses tâches les plus ardues, c’était de tirer l’essence de chaque trouvaille des groupes pour en faire la synthèse et constituer le devoir final qui évaluerait les acquis. Il devait aussi en rédiger les réponses où les chemins à emprunter pour résoudre un problème posé : ce devoir apparaissant progressivement sous les yeux de tous les participants du PAD, cela constituait une véritable Evaluation Par Contrat de Confiance comme le préconise André Antibi.
Au final, quel bilan tirez-vous de l’expérience ? quels conseils donneriez-vous à des collègues tentés par de semblables usages de pads pour la lecture et l’étude d’une œuvre ?
Les élèves ont largement dépassé les attentes du programme de 3eème notamment en abordant les problématiques philosophiques de la survie, de l’engagement et de l’art. La correction croisée de l’expression permise par le pad et le fait d’écrire pour être lu a fait progresser les élèves dans leur expression (correction, clarté, variété et précision du vocabulaire). En termes de bénéfices comportementaux, un tel vécu pour le groupe classe, si le projet est atteint et l’évaluation réussie, est fondateur, chacun ayant participé à sa mesure à la réussite de tous.
La gestion des tensions entre groupes qui n’auraient pas le même degré d’implication dans le travail collaboratif est nécessaire. Il est important de composer les groupes avec des élèves à profils de compétences différents, il faut privilégier l’hétérogénéité, chacun pouvant ainsi trouver sa place dans tous les groupes.
Le travail de webmestre est une tâche fondamentale nécessitant de réelles compétences technologiques et organisationnelles. Il ne s’agit pas de laisser ces postes aux élèves croyant échapper au sérieux travail d’analyse
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site de l’académie de Nantes