Le numérique peut-il aider à réduire les inégalités à l’Ecole ? Présentée dans le cadre des Netjournées, organisées par Itop et l’Académie de Strasbourg, l’expérience menée dans 3 collèges de l’académie de Strasbourg peut le laisser penser. Les élèves de cinquième du collège préfigurateur Saint-Exupéry à Mulhouse – ainsi que ceux de deux autres collèges – ont été équipés de tablettes tactiles individuelles grâce aux efforts de trois acteurs : le Conseil départemental du Haut-Rhin, le rectorat et l’équipe pédagogique du collège. Dans ce collège « préfigurateur » du plan numérique pour l’éducation, il semble que les pratiques des enseignants s’adaptent à ce nouvel outil : l’arrivée des tablettes dans les classes modifie d’ores et déjà le rapport à l’école et permet de guider les élèves vers plus d’autonomie. Comment s’effectue dans ce collège la transition numérique ? Quelle est l’implication des enseignants dans ce projet et en quoi cela change-t-il leurs pratiques ? Quels en sont les effets observés dans les classes ?
Le collège Saint-Exupéry à Mulhouse est la tête du réseau REP+ le plus important de l’académie avec plus de 2500 élèves. Le collège compte près de 600 élèves. Ce qui fait la spécificité de ce collège, c’est sa situation à l’extrême pointe est de la ville de Mulhouse, près de quartiers qui concentrent d’importantes populations défavorisées. 65% des élèves sont boursiers, 53% des familles sont monoparentales, plus de trente nationalités y sont représentées, et surtout, de nombreux élèves au sein du collège sont touchés par des difficultés dans le domaine de la langue française, par un manque de motivation et un déficit de confiance en soi et/ou de confiance dans le système scolaire. C’est dans ce contexte qu’une équipe stable et dynamique, n’hésitant pas à conduire des expérimentations pédagogiques, s’est emparée du projet tablettes afin de proposer d’autres pratiques de classe aux élèves, dans un esprit innovant, et les mener vers plus de confiance et de réussite.
La nécessité d’équiper le collège en infrastructures de qualité
L’accès aux tablettes, les élèves en sont fans… Le projet a néanmoins nécessité la mise en place de tout un tas d’infrastructures par le Conseil Départemental, le Ministère de l’Education Nationale et le rectorat.
Dès décembre 2014, le Conseil départemental a été sollicité par les établissements scolaires pour des équipements numériques. Au sein même du département, l’équipe technique s’était d’emblée positionnée pour l’octroi de tablettes dans certaines classes mais de nombreuses questions sur les finalités et la réalisation technique se posaient. Si l’idée était intéressante, il ne s’agissait pas de faire « n’importe quoi ». La mise en pratique est arrivée un peu plus tard lorsque le Rectorat a lancé dans le cadre du plan numérique pour l’éducation un appel à projets. L’appui politique du département pour ce projet a été très fort dès le début et trois collèges « préfigurateurs » ont été retenus pour tester le dispositif en 2015, lors de la première mise en place du plan numérique et avant une généralisation définitive et totale du projet : le collège Saint-Exupéry à Mulhouse, le collège Dreyfus à Rixheim et le collège Berlioz à Colmar. En tout, pour les trois collèges, ce sont 655 tablettes qui ont permis d’équiper à la fois les élèves et les enseignants des classes de cinquième concernées. Ces tablettes ont été déployées très progressivement de fin novembre à fin janvier, la remise des tablettes se faisant de manière officielle lors d’une « cérémonie » pendant laquelle seuls les parents pouvaient récupérer les tablettes, après avoir signé une Charte d’utilisation et un engagement à contracter une assurance.
Etienne Monot, le chef de projet informatique pour l’éducation au sein du Conseil départemental du Haut-Rhin, explique qu’il a fallu alors se réunir rapidement au printemps 2015, suite à l’annonce des résultats de l’appel à projets pour envisager un déploiement avant fin 2015, étudier la couverture wifi. Tout ne s’est pas fait facilement : « au départ, jusqu’au plan numérique, le département était assez défavorable sur les éventuels impacts et risques du wifi sur les élèves notamment. Le rectorat nous a fait suivre une étude scientifique nationale que nous avons utilisée lors d’un Conseil d’Administration du collège pour délibérer sur la question. Le Conseil d’Administration a donné son accord, de fait, le wifi a pu être installé.
L’étude de la couverture wifi a posé de nombreuses autres questions techniques : combien de bornes fallait-il installer dans l’établissement ? Combien de tablettes ou de classes pouvaient être connectées à une même borne et en même temps ? De plus, nous nous posions des questions sur les choix à réaliser : la marque des tablettes ou le fait d’en faire des équipements individuels que les élèves peuvent ramener à la maison ou des équipements à stocker dans des unités mobiles au sein de l’établissement… Nous craignions aussi les vols ou la casse de tablette, même accidentelle. Nous avons donc sollicité le département du Jura pour des retours sur son expérimentation de prêt de tablette à chaque élève. Nous avons fini par statuer : nous avons choisi d’éviter toute rupture pédagogique, de permettre aux élèves de refaire à la maison ce qui a été fait en classe ou de préparer des choses à la maison pour la séance suivante et puis nous avons voulu éviter de laisser sans équipement les familles les plus modestes qui n’auraient pas pu accéder seules à ces matériels souvent coûteux. Le choix d’autoriser les élèves (et les enseignants bien sûr) à emmener leur tablette à domicile a donc été une décision collégiale soumise à condition : afin de responsabiliser les usagers, nous avons incité les familles à prendre une assurance pour 15 euros par an pour un matériel de moins de 500 euros, avec 76 euros de franchise en cas d’incident. »
Aux origines du projet… Une volonté conjointe et partagée
Equiper ces collèges de tablette, c’est aussi un choix politique fort et assumé dans le Haut-Rhin. Lara Million, élue au Conseil départemental en tant que présidente de la première commission – la commission finances et budget – affirme que « ce sont bien là des choix à réaliser ». Ce projet tablettes engendre clairement des dépenses supplémentaires (environ 320 000 euros ont été dépensés pour la première vague d’équipement des trois collèges « préfigurateurs » et l’Etat a aidé la collectivité). Mais cette élue insiste sur l’idée que ce choix est surtout « une vision d’avenir portée par les élus ». « Aujourd’hui, les jeunes utilisent constamment leur smartphone pour jouer et communiquer mais jamais pour la recherche, la documentation, la connaissance. Or, on sait que cela reste un usage important dans le monde entier. Si on se trompe de vision aujourd’hui, si on loupe le coche, ce sera catastrophique demain ! D’autres questionnements nous interpellent : bien sûr, nous restons attachés aux livres ! La tablette n’est qu’un outil, qui doit être utilisé à bon escient… Et rien ne se fait sans les enseignants : ce projet combine une volonté académique, une volonté politique mais aussi une volonté des professeurs d’accepter de faire cours différemment, en intégrant le numérique. Maintenant, on a besoin d’un bilan car effectivement, c’est très cher. On a besoin de passer le cap de la réalisation des élèves. On sait déjà que ça leur redonne envie d’apprendre. Il faudra approfondir et se poser la question des effets sur le long terme ».
Pour ce faire, il est également question de la formation des enseignants. L’année est déjà bien chargée avec les différentes formations liées à la réforme du collège 2016 et aux nouveaux programmes (cinq jours sur l’année, qui intègrent déjà la question du numérique pour certaines d’entre elles). La formation à l’usage des tablettes, c’est plutôt à l’académie de l’organiser. Ainsi, les tablettes ont été distribuées entre novembre et janvier et dès janvier, une première formation a été organisée et a concerné les enseignants touchés par le dispositif avec la prise en main concrète du matériel.
En tout, sur l’année, le Ministère a prévu trois journées de formation spécifique pour les enseignants des collèges « préfigurateurs » nouvellement équipés de tablettes. Enfin, les ordres de mission délivrés par l’Académie pour la participation aux Net Journées de Strasbourg du 15 au 18 mars (divers ateliers autour du numérique), organisées par Itop, le prestataire de service des ENT en Alsace notamment, est le troisième volet de cette formation.
Les tablettes : un formidable vecteur pour lutter contre les inégalités
Les tablettes apportent-elles vraiment une plus-value pédagogique ? A partir du moment où les tablettes sont au service d’un réel projet pédagogique, elles constituent des outils adaptés à tous les apprenants sans exception. En effet, elles autorisent un affranchissement des manuels scolaires (qui peuvent encore rebuter certains élèves) et une très grande différenciation pédagogique. Les enseignants sont plus disponibles et les élèves gagnent paradoxalement en autonomie et en confiance.
Le collège a été retenu pour ses nombreux projets pédagogiques certes, mais les élèves ont été extrêmement touchés à la réception des tablettes, d’autant plus que ce sont des tablettes d’excellentes qualités. D’ailleurs, malgré les craintes initiales, aucun gros incident n’est à déplorer pour l’instant : ni vol, ni racket… Finalement, la seule difficulté qui n’avait pas été anticipée, c’est que les élèves ne parviennent pas tous à mémoriser leurs codes d’accès et que des tablettes reviennent bloquées après plusieurs essais infructueux.
Monsieur Kula, le principal du collège Saint-Exupéry de Mulhouse, établit les premiers bilans : « la période d’observation est relativement courte pour l’instant, et donc le bilan pas forcément très objectif. Mais ce que j’ai pu observer va dans le sens de l’esprit de l’établissement, un établissement innovant. Les tablettes sont simplement un outil supplémentaire. Les élèves qui étaient encore en retrait malgré ce qui est proposé entrent plus facilement dans les apprentissages. Ces tablettes apportent ainsi un attrait supplémentaire pour les enseignants. En effet, à partir du moment où on a un élève qui a énormément de difficultés dans la lecture, pourquoi ne pas tenter autre chose. A quoi bon rester dans des méthodes anciennes, si ça ne marche pas ? L’objectif, c’est d’utiliser une tablette numérique pour proposer autre chose, pour que les élèves réussissent à s’en sortir. C’est essentiel pour ceux qui sont dans l’échec mais ce n’est pas que pour eux. Ceux qui ont besoin de plus, on peut aussi leur donner plus à manger, c’est excellent pour la différenciation. Et de conclure : « malgré un public difficile, c’est formidable de travailler ici, c’est un véritable bonheur. On n’a pratiquement pas d’enseignants qui demandent leur mutation, et cela, même avant les tablettes alors que l’établissement est classé en REP+ »
Pour conclure, s’il est trop tôt pour établir des bilans sur le long terme quant aux progrès des élèves, l’utilisation de ces tablettes au collège Saint-Exupéry semble déjà très positive. Avec la poursuite du plan numérique pour l’éducation, en 2017, ce seront tous les élèves sans exception de l’établissement et des deux autres établissements « préfigurateurs » retenus par l’Académie de Strasbourg qui bénéficieront de tablettes, d’équipements et d’infrastructures numériques.
Pour Marc Neiss, DAN, l’importance de l’équipe pédagogique
Nous avons demandé à Marc Neiss, délégué académique au numérique (DAN) de Strasbourg comment s’était monté le projet tablettes pour le collège Saint-Exupéry et avec quels acteurs ?
« Ce projet constitue en fait la convergence de deux projets :
– le plan numérique pour l’éducation dans un premier temps ;
– une politique territoriale, celle du Département d’intégrer les tablettes dans les collèges », nous a-t-il dit.
« Cela s’est fait conjointement avec la Délégation Académique au Numérique pour l’Education (DANE). On a demandé aux différents collèges intéressés de présenter un projet pédagogique : on a mis des tablettes là où une équipe pédagogique et une équipe de direction semblaient prêtes à monter de tels projets. En effet, la tablette vient en second temps : la tablette n’est qu’un outil, il y a toujours une justification pédagogique derrière. La démarche n’est pas de dire « je vais utiliser une tablette pour faire tel ou tel enseignement mais plutôt l’inverse : je veux faire passer telle notion, comment puis-je utiliser la tablette pour y parvenir ? «
Le collège Saint-Exupéry a été retenu collège préfigurateur pour trois raisons. « Nous y avons vu trois avantages :
– de très nombreux projets des différentes équipes ont été proposés, nous avons ressenti un fort investissement de la part de ces équipes, pas moins de six projets sur plusieurs disciplines ont été rédigés : nous y avons vu un facteur de réussite essentiel ;
– de plus, l’équipe de direction est porteuse, c’est une équipe prête et motivée ;
– enfin, dans chaque établissement il y a une personne ressource au numérique (cette personne a pour mission de s’occuper de la maintenance informatique au sein de ce collège) et cette personne, dans ce collège, est suffisamment conséquente pour s’investir dans ce projet qui demande beaucoup de travail. En somme, nous avions les bons ingrédients pour que la recette prenne ; après c’est comme en cuisine, il faut le tour de main, c’est l’humain qui prédomine… »
Marc Neiss croit voir déjà de premiers effets de la mise en place du projet. »Ca ne fait que deux bons mois que les élèves ont les tablettes. Nous n’avons pas encore suffisamment de recul sur les impacts pédagogiques à long terme. Par contre, on constate quelques éléments positifs, divers facteurs sont déjà visibles : le facteur motivation est indéniable. C’est une condition nécessaire pour pouvoir travailler. Or, avec les tablettes, les élèves sont très engagés dans la tâche. L’autre bilan que nous pouvons faire est également très positif : du point de vue des équipes, on remarque qu’elles ont su de suite inventer de nouvelles formes pédagogiques très innovantes. Comme vous avez pu le voir dans les classes, on continue de disséquer comme avant en SVT mais on le fait avec une approche différente. Et chacun peut montrer et partager son travail grâce à l’outil numérique ».
Alexandra Mazzilli
A suivre…