« Arrêtez de lire ! » C’est l’injonction paradoxale adressée par Eddie Bellier à ses élèves de seconde du lycée Blaise Pascal à Segré (Maine et Loire). La lecture d’un roman de Maxence Fermine sur la guerre 14-18 se trouve interrompue à plusieurs reprises : par une invitation à l’écriture. Les élèves sont amenés à intercaler de nouvelles pages de leur composition pour explorer de possibles cas de conscience des personnages. Le projet, « vivifiant », met pédagogiquement en œuvre la critique « interventionniste » chère à l’essayiste Pierre Bayard : il montre combien il est motivant et formateur d’écrire de l’intérieur même des œuvres lues, combien aussi une éthique de la réécriture amène, en parfaite conjonction interdisciplinaire, à respecter tout à la fois un contexte historique et un dispositif romanesque, combien même la littérature peut retrouver un sens en suscitant et en éclairant des interrogations morales.
Votre projet se place dans la continuité des propositions critiques de Pierre Bayard et de son « écriture interventionniste » : pouvez- vous expliquer ce dont il s’agit ?
Choqué par le sort funeste que Dumas et Maquet ont réservé à Geneviève Dixmer dans Le Chevalier de Maison-Rouge, Pierre Bayard caresse le projet de sauver l’héroïne royaliste dans Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ? Pour ce faire, il utilise la notion de personnage-délégué et se substitue à l’amant républicain de l’héroïne, Maurice Linday. Mais si Pierre Bayard entend intervenir dans le récit, il veut le faire en respectant à la fois les modes de pensée des personnes de l’époque et les principes qui les animaient, autrement dit en vertu de principes éthiques. A son instar, nous avons voulu faire intervenir les élèves dans un récit et les soumettre à des situations éthiques voire à des cas de conscience.
Dans quel contexte avez-vous mené le projet ?
Le lycée Blaise Pascal de Segré a reçu l’an dernier le label centenaire via un projet commun des deux enseignements d’exploration Patrimoine ainsi que Littérature et Société. Il s’agissait d’ériger une stèle commémorative avec cette ambition : « sculpter l’absence »… Aussi, pour pérenniser le travail accompli et le poursuivre, l’œuvre retenue cette année en Littérature et Société a pour thème la Première Guerre mondiale : Les carnets de guerre de Victorien Mars de Maxence Fermine.
Le projet porte précisément sur ce roman de Maxence Fermine, Les carnets de guerre de Victorien Mars : pourquoi le choix de travailler sur cette œuvre ?
Ecrits à la première personne, les carnets de guerre du bien nommé caporal Mars, donnent un effet d’immersion qui pouvait favoriser le projet interventionniste. Par ailleurs l’incipit ouvrait de vastes horizons d’attente et la voie à des questionnements intéressants : « Cette histoire commence comme ça. On est tous les cinq dans cette tranchée qui n’est pas la nôtre. Trois agenouillés au sol et deux debout. J’ai un pistolet sur la tempe. De l’autre côté du pistolet, il y a un soldat français. Et j’attends qu’il tire. »
La lecture du roman conduit les élèves à des « écritures interventionnistes », souvent autour de questions morales : quel est le dispositif mis en place (organisation générale, phases de travail, outils utilisés…) ? Pouvez-vous donner des exemples de ces invitations à l’écriture ?
Les élèves lisaient le roman par étapes imposées. A la fin de chaque étape, une transformation leur était proposée et ils devaient la rédiger. Les élèves s’échangeaient leurs productions et les confrontaient in fine au récit original. En cours de séquence, nous sommes passés à l’écriture sur pad, outil d’écriture collaborative mis en place sur l’espace numérique de l’Académie de Nantes, ce qui a eu un triple avantage : les quelques élèves rétifs à l’écriture manuscrite se sont mieux investis avec l’outil numérique, les élèves étaient valorisés par la possibilité de se lire et quant à nous, nous pouvions librement intervenir dans leur récit interventionniste…
Après la lecture de l’incipit, nous avons proposé le sujet suivant : « Imaginez comment on a pu en arriver à cette extrémité où un soldat français menace de tuer quatre de ses compatriotes ? »
Ou encore ce passage du roman : « Matteo et Tanguy avaient monté de toutes pièces un petit commerce illicite de ravitaillement. Ces deux-là se rendaient en ville deux fois par semaine, toujours de nuit, et bien souvent à la faveur du brouillard, afin d’obtenir ce que l’armée ne leur offrait pas, du pain, de la bière, un peu de vin, de l’eau douce, une boîte de conserve, du chocolat, du papier ou de l’encre. »
Le sujet suivant est alors proposé : « Le commandant Braque demande au narrateur le nom des coupables du trafic. Que va faire Victorien Mars ? Imaginez ses pensées et la décision qu’il prend en son âme et conscience. »
En quoi cela vous semble-t-il incitatif et formateur de faire ainsi, par l’écriture, des pauses dans la lecture ?
Nous savons tous que conjuguer le verbe lire à l’impératif est difficile… Dès lors qu’on demande aux élèves de ne pas lire au-delà d’un certain seuil, cela devient incitatif et beaucoup d’élèves ont dû prendre sur eux pour ne pas aller au-delà de l’étape imposée. Bien entendu, certains sont allés au-delà mais ils se sont pénalisés eux-mêmes dans le sens où ils ont pu être influencés par l’original et donc bridés dans leurs écrits d’invention.
Mené en Littérature et Société, le projet croise le français et l’histoire : quels rôles chaque professeur est-il amené à jouer ? Quels vous semblent les intérêts d’une telle interdisciplinarité ?
Mon collègue d’Histoire, Pierre Loriau, s’est chargé de la présentation du contexte historique et lors de la phase d’écriture les élèves se tournaient naturellement vers lui pour s’assurer de la vraisemblance historique mais très vite chacun a investi la discipline de l’autre. A titre personnel, l’Histoire de France me passionne et je crois qu’une fiction historique peut donner un regard légitime sur l’Histoire en lui donnant ce qui manque souvent aux Historiens, la possibilité d’une incarnation via un personnage. Ce fut souvent l’occasion d’un débat entre nous deux. Ce qui a aussi frappé mon collègue d’Histoire, c’est à quel point la lettre du texte importe aux professeurs de Français et notre capacité à entrer dans l’Histoire par un point lexical plutôt que par un événement historique, je songe par exemple aux uhlans ou aux hordes casquées évoqués par Genevoix dans Ceux de 14, récit de guerre que nous avons utilisé comme « lecture d’imprégnation ».
En fin de projet, les élèves ont été conviés à rédiger des épitaphes : pouvez-vous en donner des exemples ?
Les élèves ont par exemple été amenés à rédiger l’épitaphe de l’adjudant Leguer, une brute sanguinaire, surnommé l’As de pique. L’exercice a pu tourner au règlement de compte avec le personnage et à dessein nous avons laissé s’exprimer la subjectivité :
– « Quand on vit différent, on meurt différent. »
– « Ci-gît Auguste Leguer, un as parmi les as ».
– « Impressionnant soldat, à croire qu’il était né pour tuer ».
– « Traître à la patrie, enfin tombé au combat, impitoyable psychopathe. »
– « Mort au combat, monstre cruel, justice est faite. »
Le projet vous semble-t-il transférable sur d’autres œuvres ou dans d’autres directions ?
Dès lors qu’une œuvre présente un solide arrière-plan historique, elle peut faire l’objet d’un tel travail, Miguel Degoulet au Lycée Marguerite Yourcenar au Mans a par exemple conduit un projet similaire sur Boule de Suif.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site du lycée
Sur le site de l’académie de Nantes