C’est quoi enseigner en Seine Saint-Denis ? De nombreux livres catastrophes sont publiés. Le petit livre de Véronique Decker n’est pas optimiste. Mais il raconte 30 années d’enseignement dans les quartiers populaires, 15 années de direction d’école à Bobigny, sans mépris et sans ressentiment pour les enfants et leurs parents. Pas de pitié non plus. Mais de la solidarité. De la classe, on vous dit…
« Pour parler de la banlieue sans jamais nommer les pauvres, les Arabes, les Noirs et les Roms qui composent désormais la classe sociale majoritaire en nombre d’habitants, l’Etat a du inventer d’exquises circonvolutions de langage… Ainsi il y a des « quartiers »… Les antiracistes s’exclament « mais non ce n’est pas vrai ! il n’y a pas de territoires perdus ! ». Ben si. Il y a des quartiers où plus rien ne fonctionne bien et où on a perdu les services sociaux de l’Etat ».
Véronique Decker enseigne depuis trente ans à Bobigny. C’est ce chemin qu’elle raconte dans un petit livre bien écrit, en brossant un tableau composé de petites scènes vigoureuses, touchantes, droles parfois, qui constituent au final un témoignage unique sur le métier d’enseignant dans le département le plus pauvre de métropole.
« J’ai toujours beaucoup aimé enseigner en Seine Saint-Denis », écrit-elle. « Je sais , ce que je dis n’est pas à la mode. Il faut se plaindre de nos conditions de travail exceptionnellement dures, des racailles, de la République abandonnée… C’est vrai que c’est difficile, rugueux, complexe… Mais j’aime ces enfants là ».
Alors Véronique Decker raconte son combat pour que les enfants Roms soient scolarisés. Elle raconte aussi que la République est toujours là, notamment avec les conseils d’élèves de son école Freinet : « les conseils d’élèves, lorsqu’ils disposent de véritables pouvoirs sont notre meilleure garantie de construire un avenir plus juste avec des enfants formés à une démocratie ancrée dans le sol ». C’est toute une philosophie et une pratique de l’école que son livre restitue par petite touches.
Mais quel est le fil ? Très clairement c’est la solidarité. L’ouvrage n’est pas un livre de plus sur la pédagogie Freinet. Ce n’est pas un brulot syndical sur les revendications du personnel enseignant dans le 93. « Trop classe » est juste le récit d’une solidarité exigeante entre une enseignante et son quartier populaire. C’est juste le vécu d’une femme qui porte réellement des choix éthiques, avec courage mais sans se raconter d’histoires.
Trop classe est au croisement de ce qu’est le métier d’enseignant. Un engagement pour une école au service du peuple. Une aventure collective d’adultes. Un chemin personnel sans concessions. Une vie qui brule.
François Jarraud
Véronique Decker, Trop classe ! Enseigner dans le 9-3. Libertalia éditeur, ISBN : 978-2-918059-80-6, 10 €. Parution le 3 mars.
Véronique Decker : » La vie ici n’est plus porteuse d’espoir »
Portrait sans concession de l’école en Seine Saint-Denis, le livre de V Decker ne raconte pas une histoire gaie. Enseigner dans le 9-3 c’est voire les choses se déliter, les inégalités sociales prendre le dessus même dans le regard des pauvres. V Decker revient sur les forces destructrices à l’oeuvre dans le département. Mais elle évoque aussi les « moments Champagne » , ceux qui donnent envie de rester et de e battre pour les enfants.
Votre livre retrace votre carrière dans le 93. Quelle particularités a ce département ?
On a une particularité c’est d’avoir une très grande majorité de nos élèves issus de l’immigration récente. On voit disparaitre les élèves « hexagonaux ». Je n’ai pratiquement pas un seul élève d’origine française sur deux générations. Ca pèse sur les résultats scolaires. Car on a beaucoup d’enfants qui sont en fait français langue seconde. Leurs parents ne sont pas nés en langue maternelle française et ça laisse des traces sur plusieurs générations en terme d’accès à la langue.
Vous participez à une école Freinet. Une école Freinet dans le 93 c’est pareil qu’une école Freinet ailleurs ?
Chaque école Freinet a sa particularité et son histoire. Ce qui nous caractérise c’est qu’on a monté cette école Freinet sans aucune aide. Par exemple, sans aide au mouvement particulière. On a fait une école ordinaire qui fonctionne selon les règles du mouvement ordinaire. Du coup il n’y a pas que des militants Freinet dans l’école. Les gens disent qu’on est une école Freinet . Mais nous on préfère parler d’une école avec des militants Freinet. Ce sont des enseignants militants qui ont choisi de venir enseigner là. Ce qu’on partage ce n’est pas tant des techniques Freinet que des valeurs morales.
Pourquoi choisit-on de travailler dans le 93 ?
On ne choisit pas vraiment. On a passé le concours là parce qu’on y habite. Mais on y reste car on partage comme valeurs la coopération et l’empathie avec les familles. On refuse de juger les gens. On doit à nos élèves et aux familles de la bienveillance. Elle est nécessaire pour prendre le risque d’apprendre en sécurité.
Comment met-on ces valeurs en application dans une école ?
On se réunit avec les élèves une fois par semaine. Il y a un état d’esprit qui fait que quand ils ont des problèmes, les maitres réfléchissent ensemble. Ensuite on en discute avec les enfants quand on pense qu’on peut avoir une part de dévolution à leur égard. Par exemple, chez nous, le livret scolaire est un récit d’une demi page fait par l’enseignant. L’élève fait lui aussi un récit équivalent. Puis comme directrice je lis les récits et je commente. On remet cela aux parents dans une rencontre et on en discute avec eux. Eux aussi peuvent commenter. Au final c’est beaucoup plus parlant que des notes.
Une autre particularité c’est qu’on part beaucoup en classe verte. Tous les enfants apprennent à pêcher des crevettes, font des randonnées, marchent pieds nus dans un ruisseau. On essaie de multiplier ces expériences qui nous semblent faire partie d’une bonne scolarité.
Ces enfants ne connaissent pas la France. L’été les parents les emmènent au pays d ‘origine. Donc on avait le désir de leur faire vivre de la géographie sensible. C’est pour nous très important pour que les enfants sortent de leur quartier qu’ils n’y soient pas enfermés. Sinon ils n’en sortent plus ou alors avec les codes du quartier.
Malheureusement ces classes vertes sont elles aussi victimes des restrictions budgétaires et elles sont en train de disparaitre.
Ca me donne l’occasion de le dire : le livre a une tonalité un peu désespérée. Vous partagez cette lecture ?
Il y a bien une part de désespoir dans ce livre car la vie ici n’est plus porteuse d’espoir. J’ai personnellement demandé à quitter Bobigny pour finir ma carrière à la campagne. J’ai envie de revenir aux enfants et de prendre une classe unique à la campagne. C’est une forme de désertion. Mais on ne pourra pas me reprocher d’avoir essayé de se battre.
Cela s’explique. Je vois le plancher social s’effondrer à la hauteur des enfants. Nous voyons des choses qu’on n’imaginait pas possible il y quelques années. Par exemple, des enfants qui ont faim. Des familles en errance. On a des enfants qui démarrent un CP dans le Tarn et Garonne, puis partent chez une tante à Lille. Puis vont dans le 93 pour 3 mois. A la fin de l’année, l’enfant a fait des bouts de CP mais il ne sait rien. Il y a 10 ans des parents à la rue avec 5 enfants auraient obtenu un logement passerelle en raison des 5 enfants. Maintenant ces enfants déscolarisés de fait ne déclenchent plus des services sociaux qui d’ailleurs sont submergés.
Il ya 10 ans on rencontrait les assistantes sociales tous les trimestres et on leur adressait des enfants. Maintenant il faut des semaines pour avoir un rendez vous et elles n’ont plus rien dans les mains. Les gens sont en train de se replier physiquement et psychiquement. Et dans nos écoles on voit émerger des pathologies et des souffrances dont les enfants sont les premières victimes.
On a essayé de médiatiser cela en vain. Mais on se heurte à l’indifférence et au repli. Chacun pense qu’il peut s’en sortir seul. J’ai l’impression que la guerre arrive. Qu’on va vers le désastre. Rien n’est fait pour nous sauver. Ce n’est pas l’ascenseur social qui est en panne mais le plancher social qui est troué.
Il faudrait faire quoi pour que les choses s’améliorent ?
Arrêter de détruire les logements sociaux. On ne peut pas apprendre sans maison. Quand ils sont à la rue, les enfants sont tétanisés et n’apprennent plus. Il faut arrêter la rénovation urbaine même quand les tours sont moches. Dans ma cité, à Bobigny, ils ont cassé des tours. Résultat personne n’entre plus dans le logement social car les logements existants ne servent qu’à reloger les habitants des logements détruits. Par conséquent, les jeunes ménages se logent en sous location. Et nous, on se retrouve avec des enfants qui dorment sous le lit de leurs parents.
Il faudrait aussi verser une somme identique à toutes les écoles. Aujourd’hui certaines écoles crèvent et d’autres engraissent. Il faut réinventer les crédits Baranger, ce que donnait l’Etat après guerre pour chaque élève. Ces crédits n’ont jamais été réévalués. Personnellement à Bobigny je n’ai plus aucune subvention pour la bibliothèque scolaire. L’Etat ne donne rien et la mairie vient de supprimer la subvention de 2 euros par élève. Mais que vont devenir ces enfants ? Je vois bien le désespoir personnel des parents.
Dans le métier d ‘enseignant il reste encore de belles journées ?
Oui heureusement ! On les appelle des « moments champagne ». Ce sont ces moments où les enfants progressent. Par exemple, le dernier moment que j’ai vécu c’était à un moment où je devais faire face à deux absences d’enseignants non remplacées. J’ai installé les enfants dans le préau devant mon bureau et je leur ai donné un test départemental à faire. Sans professeurs ils se sont entraidés. Je les regardais et je voyais une ruche bruissante, avec des enfants appliqués. L’ambiance était très sympathique Freinet c’est ça pour moi : que les enfants apprennent sans avoir besoin d’un policier pour les contraindre. Qu’ils soient conscients des enjeux. Ils ont fait la tache. C’était une vraie victoire. Champagne !
Propos recueillis par François Jarraud