Star du marché des équipementiers scolaires, le tableau blanc interactif est sévèrement remis en question au Québec par une étude de Thierry Karsenti. Mais cette recherche va plus loin. Même si elle se défend de toute généralisation sur l’impact du numérique en éducation, elle interroge les plans massifs d’équipement numérique. L’échec du TBI tient à la complexité de l’appareil. Mais elle résulte aussi d’une décision politique : celle d’équiper de façon uniforme les salles de classe sans s’intéresser aux pratiques pédagogiques et aux demandes des enseignants.
Un outil pour augmenter l’efficacité pédagogique ?
Basée sur une enquête auprès de plus de 10 000 élèves de 10 à 18 ans et plus d’un millier d’enseignants québécois du primaire et du secondaire, l’étude sur les usages du TBI réalisée par Thierry Karsenti pour la Chaire de recherche du Canada sur les technologies en éducation, éclaire de façon très précieuse les usages d’un outil pédagogique sur lequel de nombreux pays ont misé : le tableau blanc interactif (TBI).
Si en France le taux d’équipement en TBI reste modéré (21% des salles de classe), il est extrêmement important au Royaume Uni (100% des salles de classe), Québec (97%), Pays-Bas, Etats-Unis (60%) et même en Turquie (35%) ou Allemagne (22%). Dans tous ces pays, le TBI est apparu comme un outil révolutionnaire, dont on attendait de grands progrès pédagogiques. « En général, ce qui est mis de l’avant pour justifier cette implantation massive, tant par les gouvernements que par les entreprises, c’est que les TBI sont susceptibles d’augmenter la réussite éducative ou scolaire des apprenants, en améliorant la pratique pédagogique des enseignants, en diversifiant la nature des ressources pédagogiques (graphiques, vidéo, audio, etc.) et en augmentant l’interactivité des activités d’enseignement-apprentissage », explique l’étude de T Karsenti. Soutenues par un discours très offensif des constructeurs, les ventes se sont envolées alors qu’aucune étude sérieuse n’avait pu jusque là évaluer ses usages.
Le TBI utilisé comme un simple vidéoprojecteur
Car c’est là l’apport de l’étude de Thierry Karsenti. Pour la première fois, une étude cherche à saisir les usages qui sont faits de cet outil par les enseignants et les élèves. Or ce que montre l’étude c’est d’abord que la majorité des enseignants ne servent jamais (13%) ou rarement (39%) du TBI installé dans leur classe. T Karsenti relève d’ailleurs la contradiction qu’il y a entre le fait d’imposer cet outil qui installe un usage frontal avec les élèves dans des systèmes éducatifs qui préconisent une autre pédagogie.
En fait, le TBI est principalement utilisé pour présenter des contenus aux élèves, voir simplement montré des contenus Internet, des vidéos ou des pdf. Autrement dit le TBI ne sert que de vidéo projecteurs dans la très grande majorité des cas. Interrogés les enseignants soulignent que son principal avantage c’est l’accès à Internet depuis la classe.
Très peu d’utilisation par les élèves
L’étude montre que les usages par les élèves sont rarissimes (4% des enseignants) ainsi que les usages interactifs. 1% des enseignants utilisent le TBI pour faire des exercices interactifs, 5% pour des démonstrations en maths. 1% l’utilisent en soutien d’exposés des élèves. « Nos résultats sur les usages du TBI illustrent que les enseignants s’en servent surtout comme projecteur électronique et que les fonctions interactives semblent rarement utilisées (1,4 % des usages rapportés). Il est donc possible d’avancer que, pour la grande majorité des enseignants, un projecteur électronique – dont le coût est moindre et dont la taille de l’écran de projection peut être bien plus grande que le TBI – pourrait être beaucoup plus efficace sur le plan pédagogique », écrit T Karsenti.
Un outil trop complexe ?
Pour expliquer cette situation, T Karsenti met en évidence la complexité de l’appareil. Pas moins de 93% des enseignants ont du avoir recours à un technicien pour régler des problèmes techniques de l’appareil. Du coup les enseignants doivent prévoir des doubles préparations pour faire face aux risques de panne. Le TBI s’avère ainsi chronophage si on veut l’utiliser finement. Il nécessite un temps de formation beaucoup pus important que prévu.
Thierry Karsenti estime que « loin de remettre en question l’importance capitale que revêt l’intégration des technologies en éducation, cette recherche a plutôt mis en exergue que certains outils technologiques, comme le TBI, sont possiblement plus complexes et chronophages à intégrer que d’autres en salle de classe ».
Ou des politiques trop aveugles ?
Mais son étude va plus loin. Elle interroge aussi le pilotage de l’intégration des technologies numériques dans le système éducatif. Et là elle rencontre directement l’actualité nationale.
Car ce que met en évidence aussi cette étude c’est la vanité des politiques d’implantation massive de matériel numérique. T Karsenti préconise de « reconnaître l’investissement en temps nécessaire par les enseignants pour maîtriser un tel outil technologique » ou encore de « repenser la stratégie de soutien technique pour les enseignants qui utilisent le TBI de façon régulière afin que ces derniers se sentent réellement soutenus ».
Mais, pour nous, sa principale préconisation c’est « ne plus imposer de façon massive une technologie à des enseignants qui ne sont pas volontaires ». C’est sur ce point que le Café pédagogique l’a interrogé. L’échec du TBI vient aussi des résistances que sa diffusion massive et imposée a suscité chez les enseignants. Une leçon à méditer au moment où en FRance se met en place un énième plan numérique.
François Jarraud
Thierry Karsenti : » Il y a eu une erreur, celle d’imposer une technologie »
Comment expliquer l’impasse technologique couteuse dans laquelle s’est mis le Québec avec les TBI ? Thierry Karsenti revient sur son étude. Il souligne les résistances enseignantes mais juge aussi positivement le plan d’équipement en tablettes.
Comment et pourquoi cet équipement massif a -t-il eu lieu ? Qu’en attendaient les décideurs ?
L’implantation des TBI n’a pas toujours résulté de décisions pédagogiques. Les constructeurs ont eu une influence certaine. Il y avait l’idée magique de pouvoir faire venir Internet dans la classe et ainsi d’innover en salle de classe.
Les décideurs voulaient révolutionner la salle de classe et favoriser la réussite des élèves. Or on voyait bien que dans les classements internationaux le Québec et le Canada étaient devant l’Angleterre. L’argument de l’efficacité ne tenait pas. Une autre aberration c’était d’implanter une technologie qui visse l’enseignant devant la classe dans une posture magistrale.
D’après votre étude les TBI sont surtout utilisés comme des vidéoprojecteurs. Quels usages sont très rares ?
Les usages très rares sont les usages interactifs. Dans la plupart des activités les enseignants gardent le contrôle du tableau. Ca arrive plus souvent au primaire où on peut demander aux élèves de se mettre en rond devant le TBI. Au secondaire c’est nettement plus rare.
Il y a à cela des raisons nombreuses. L’utilisation du TBI est complexe et demande beaucoup de temps pour un usage interactif. Dans le contexte scolaire où les enseignants changent de salle souvent il faut aussi souvent reparamètrer le TBI. C’est complexe et ça consomme du temps. Plus de neufs enseignants sur dix ont rencontré des problèmes techniques avec le TBI qu’ils n’ont pas été capables de résoudre. On a beaucoup moins de difficultés avec une tablette ou un vidéo projecteur. Du coup, les enseignants doivent prévoir une autre préparation, plus classique, quand ils souhaitent utiliser le TBI. Et là ça devient très chronophage.
La faiblesse des usages est-elle due seulement à un déficit de formation des enseignants ? Ou est-elle due à une résistance des enseignants ?
Il y a bien un déficit de formation qui explique que les enseignants n’utilisent qu’une partie des fonctionnalités du TBI. Il y aussi des formations inadaptées. Les enseignants ont aussi besoin de temps pour s’exercer et pour réfléchir en équipe aux usages et particulièrement aux usages interactifs. Or il n’y a pas eu suffisamment de temps accordé pour cela.
Mais il y a eu aussi une résistance. Car le TBI a été imposé. Il n’a pas été choisi par les enseignants. Certains ont été ravis de revenir à l’école en septembre et de découvrir un TBI. Mais le TBI est un outil complexe, qui pose des problèmes techniques. Certains enseignants ont vu dans son imposition dans les classes une atteinte à leur liberté pédagogique. C’est un fait majeur.
Du coté des élèves ont souligne aussi la petite taille de l’écran, trop faible par rapport à celle des classes. On a pu parler de frustration des élèves.
Ou est ce parce que les TBI ne sont pas vraiment nécessaires aux enseignements et que les gains pédagogiques des TBI ont été surestimés par les décideurs ?
Les TBI ne sont pas nécessaires à tous les enseignants. Dans un contexte où les élèves ont l’habitude de controler eux-mêmes leur outil technologique, ils ont pu être heurtés par une situation où l’enseignant contrôle le TBI. Avec une tablette ils ont par contre l’impression d’être maitres de l’outil.
Dans vos préconisations vous demandez que l’on forme les enseignants et que l’on n’impose plus des technologies aux enseignants. Pensez vous que dans ce déploiement les décideurs ont mis la charrue avant les boeufs ?
Selon moi il y a eu une erreur, celle d’imposer une technologie par une décision précipitée car aucun résultat ne venait appuyer la décision. Certes certians enseignants tirent partie du TBI. Mais l’étude montre que l’on a seulement 4% des usages qui sont vraiment intéressants. 4% c’est trop peu pour imposer massivement le TBI.
On est maintenant coincé au Québec avec les TBI. En mars on aura 100% des classes équipées. On ne va pas les arracher et remettre des tableaux noirs. Mais on recommande de réfléchir avant de renouveler les TBI qui arrivent en fin de vie et de regarder si d’autres outils ne sont pas plus adaptés aux usages des enseignants.
On a bien mis la charrue avant les boeufs. L’investissement financier a été très important par rapport aux usages réels. On aurait pu tirer beaucoup plus de profit en mettant dans les classes des ordinateurs avec des vidéoprojecteurs. Et les enseignants n’auraient aps eu l’impression qu’on leur impose quelque chose.
Partout les ventes des TBI ont chuté. Est ce à dire qu’on est revenu des illusions sur ces machines ?
Les résultats des recherches sont tellement nuancés que l’idée que le TBI va révolutionner l’enseignement est tombée. On est plus dans l’idée que les élèves peuvent avoir leur propre écran interactif avec une tablette. Ce que fait la France sur ce point, avec la multiplication des tablettes, me parait intéressant. Cela plait davantage aux jeunes que l’usage magistral de l’écran par l’enseignant.
Propos recueillis par François Jarraud