La Seine-Saint-Denis a-t-elle inventé le collège du 21ème siècle ou vend-elle du vent numérique ? Le département a ouvert, à la rentrée 2015, 12 nouveaux collèges d’un coup équipés tout numérique et zéro papier, dotés de salles de classe adaptées aux usages numériques. Il crée ainsi un environnement de travail nouveau pour les enseignants et les élèves. Un premier rapport tente de rendre compte des changements observés. Il nous ramène à une question que l’on croyait close : peut-on changer la pédagogie en changeant l’environnement matériel de la classe ?
» On peut faire des merveilles dans des collèges avec 3 ordinateurs qui sont antédiluviens, mais le fait d’avoir le matériel, ça amorce une dynamique. Même s’il y a un grand nombre de professeurs réticents, on leur met l’outil et ils s’y mettent progressivement ». Ce principal d’un des collèges « tout numérique » de Seine Saint-Denis situe d’emblée les ambitions du programme mené par le département et évalué dans un premier rapport réalisé par Sylvain Genevois et Dany Hamon (EMA, université Cergy Pontoise). L’effort exceptionnel d’équipement et la politique volontariste du département peuvent-il réellement changer l’enseignement ? Quinze ans après l’expérience des Landes, la Seine Saint-Denis repose la question de l’impact de l’architecture et de l’équipement numérique sur les pratiques pédagogiques.
Un investissement ambitieux
Comme dans les Landes, la politique départementale apparait ambitieuse et novatrice. Dans ce département où la population jeune est en forte croissance et où elle est particulièrement défavorisée, le département a décidé de renouveler un tiers de ses collèges en une dizaine d’années. Il a commencé par 12 collèges totalement neufs, reconstruits ou créés, livrés à la rentrée 2015.
Chaque collège dispose d’une dotation numérique très importante : des accès très haut débit, 400 ordinateurs, 200 tablettes, une trentaine de VPI (vidéo projecteur interactif) par collège, des imprimantes 3D. L’architecture est adaptée à cette présence numérique. Les salles de classe sont grandes (60 m² au lieu de 40) et carrées. Chaque salle est dotée de 14 ordinateurs en fond de classe et d’un ordinateur maitre capable d’intervenir et de surveiller les machines des élèves. Des chariots wifi limitent les accès à la classe et au temps fixé par l’enseignant. Devant les ordinateurs les tables sont regroupées en ilots. Les collèges sont « tout numérique » aussi parce que les manuels papier ont disparu. Les collèges sont « zéro papier ». Un nouvel ENT est mis en place et on compte sur lui pour faire le lien avec les familles et entre professeurs et élèves.
Tout cela a un coût. Et le département a aussi innové dans le financement en ouvrant ces collèges dans le cadre d’un partenariat privé public (PPP). Le département est juste locataire des collèges. Il s’acquitte d’un loyer annuel. La formule a un impact sur le numérique. Lui aussi est loué à une société privée pour un loyer de 22 millions par an. C’est la société qui assure la maintenance très centralisée du matériel. Les 10 000 ordinateurs et tablettes sont gérées à distance par un data center unique qui intervient pour l’entretien mais qui est aussi seul capable d’installer des logiciels. Les établissements, et encore plus les enseignants, ont perdu toute autonomie et tout controle d’un outil que l’on présente pourtant comme la pièce maitresse du changement pédagogique.
Des frémissements
Que nous indique ce premier rapport, basé essentiellement sur des entretiens avec 180 enseignants et élèves ?
D’abord des succès partiels, des frémissements. » « Ca bouleverse quand on arrive dans un établissement comme ça, on n’a pas de manuel papier, le tableau n’est pas comme d’habitude, certains n’ont jamais pris en main un ordinateur et on doit être prêts en même temps à proposer des choses qui vont servir ensuite de modèles. On voit les perspectives, on voudrait que les choses avancent plus », explique un enseignant dans le rapport. » Ce qui m’intéresse, c’est de faire travailler les élèves différemment, en fonction de leur niveau, de leurs difficultés et de leurs interrogations, d’utiliser des supports différents, de travailler différemment, en petits groupes, beaucoup en ateliers », note un professeur de français.
Les usages qui se développent en premier sont les plus classiques. Le rapport souligne le « succès du VPI ». Le VPI permet l’enregistrement automatique du cours fait par le professeur via le cahier de textes. Cet échange de la trace du cours semble très apprécié.
Toujours la maintenance…
Mais il souligne aussi le fait que les problèmes de maintenance n’ont pas disparu. Ils ont simplement pris une nouvelle dimension puisque toute la vie du collège dépend du matériel numérique. » Quand « le réseau tombe », les équipes éducatives ne peuvent assurer que partiellement leur mission ». Les établissements doivent entrer dans les procédures d’un SAV centralisé avec sa gestion des « tickets » et faire face à un personnel qui ignore tout de ce qu’est un collège avec, par exemple, des demandes différentes d’une discipline à l’autre. » La différence majeure avec les situations connues auparavant : les enseignants n’ont plus la main, ils doivent demander longtemps à l’avance l’installation de logiciels », explique le rapport. Sur ce point l’expérience de ces collèges est intéressante puisque le ministère compte généraliser ce type de maintenance. Ce point là mérite d’être suivi de près d’autant que les problèmes sont déjà là alors qu’on est encore avec du matériel neuf…
Le rapport signale de nombreux cas d’inadaptation du matériel numérique aux usages. Si les tablettes sont plébiscitées car bien adaptées à ce qu’attendent les professeurs en terme de situation pédagogique (par exemple le fait que les élèves se fassent face au lieu d’être face à un mur quand ils travaillent en groupe) le choix d’un wifi extrêmement contrôlé empêche de les utiliser comme outils mobiles. Le choix du système d’exploitation semble aussi poser des problèmes d’incompatibilité avec les manuels numériques et d’utilisation par les élèves. Globalement les enseignants se voient imposer le manuel numérique et le matériel informatique ce qui génère aussi des résistances.
Quelle place pour les acteurs ?
La place du principal est devenue plus compliquée. » Il est apparu particulièrement complexe pour des chefs d’établissement de devoir défendre une politique orientée « tout numérique » auprès de leurs équipes éducatives et notamment auprès des enseignants les plus perplexes quand les dysfonctionnements étaient quotidiens », note le rapport.
» Le pari repose sur la formation des enseignants au numérique », explique le rapport. » Les enseignants sont en attente d’information et de formation concernant les nouveaux instruments et environnements numériques car le tâtonnement s’avère très chronophage, même s’il peut aussi être une manière d’apprendre. Un dispositif de formation a été mis en place afin de proposer une offre de proximité dans les 12 collèges selon les projets d’établissements ».
Des questions pour 2016…
Cela pose clairement la première question de fond : celle des rapports entre le département et l’Etat. On a vu comment l’Etat s’est débarrassé avec ce plan numérique de deux de ses obligations : assurer la maintenance du matériel, obligation jamais remplie de façon satisfaisante dans le passé, et assurer la dotation en manuels. Sur ce dernier point l’Etat continue à assurer une modeste subvention globale par collège mais c’ets bien le département qui paie l’essentiel du support.
Avec le collège numérique, le département se retrouve, comme son prédécesseur landais, dans une situation aventurée par rapport à un partenaire dont on sait qu’il prend peu en compte les contingences locales. Concrètement le département fait l’investissement et attend que le ministère veille bien remplir sa part du contrat. Or on voit déjà que l’articulation n’est pas simple. La formation n’est pas à la hauteur de la masse des professeurs concernés. La présence des enseignants référents est très variable d’un collège à l’autre signale le rapport. On retrouve là une problématique qui est globale dans le système éducatif français.
Avec les lois de décentralisation on a crée un système assez inefficace. On a décentralisé l’éducation sans réellement transférer les responsabilités. L’Ecole est prise dans un « entre deux ». Les collectivités locales dépensent beaucoup d’argent, comme ici avec le numérique et la reconstruction des collèges ou au primaire avec le périscolaire, sans jamais toucher au coeur du système. La culture étatique reste tellement forte que la collaboration entre les deux niveaux se fait souvent mal.
Une seconde contradiction encore plus fondamentale transparait avec les collèges numériques. Les établissements ont perdu en autonomie dans la gestion de leur parc numérique. Les professeurs ont encore perdu davantage en autonomie. Il se retrouvent en fin de chaine devant une numérisation qu’ils n’ont pas demandé et sur laquelle ils n’ont pas prise. Le pari c’est pourtant que l’enseignement change. On voit mal comment la pédagogie pourrait changer dans un cadre aussi contraint où il n’y a pas d’objectifs partagés.
Car il est frappant de constater l’absence d’objectifs clairement posés dans ce projet. Interrogé sur ce point, le cabinet du président du conseil départemental nous a dit que cette politique visait à requalifier les collèges du 93 pour lutter contre l’évitement par la fuite vers le privé ou vers Paris. Le conseil départemental aurait fait le choix de renforcer la mixité sociale dans les collèges en les dotant richement sur le plan architectural et matériel.
Mais interrogé sur les objectifs éducatifs, le conseil départemental renvoie vers l’éducation nationale. « A l’éducation nationale de s’approprier les outils des collèges », nous a-t-on dit. On aurait pu attendre que l’investissement soit proportionné à des taux de réussite scolaire. Peut-être existent-ils du coté du rectorat ? Mais comment atteindre des objectifs qui ne sont jamais quantifiés et qui sont éclatés entre deux administrations sans que le terrain ait prise sur eux si ce n’est en rédigeant a postériori des projets d’établissement ? Voilà quelques questions qui vont prendre une dimension nationale dès la rentrée 2016…
François Jarraud
GENEVOIS, S., HAMON, D. (2015). Rapport de recherche sur le dispositif Collèges « tout numérique » en Seine-Saint-Denis, 15 juin 2015.
Sylvain Genevois : Changer la pédagogie en changeant l’organisation de la classe
Qu’est ce qui a changé avec le projet de collège tout numérique ? Quelle différence avec l’expérience des Landes ? Deux questions posées à l’un des auteurs du rapport.
Ce programme de nouveaux collèges, est-ce une orientation nouvelle ?
On est dans la continuité de grandes opérations que l’on a connu. Mais il y a une rupture d’échelle puisque un tiers des collèges sera renouvelé en 5 ans ce qui est énorme. Le département met le paquet avec 30 collèges numériques en moins de 10 ans.
Aussi , ce qui est nouveau c’est la volonté de reconfigurer le collège avec une approche globale de l’architecture éducative. Le numérique n’est pas vu à part. L’idée c’est bien de changer la pédagogie en changeant l’organisation de la classe.
Ce qui est frappant c’est que les choix sont souvent contraignants. Par exemple le wifi est très encadré, les postes des élèves surveillés par les professeurs etc.
La loi de refondation a prévu d’externaliser la maintenance et le département de Seine Saint Denis est un des premiers à appliquer ce choix. Du coup cela créé une contrainte avec une infogérance qui centralise la maintenance sur une grande échelle. Les enseignants n’ont plus la main sur les logiciels installés. Les établissements ont moins d’autonomie.
D’un autre coté, le parc informatique est homogène ce qui facilite la formation. Les salles sont toutes équipées et l’ordinateur entre dans chaque classe. Et cela change l’organisation pédagogique.
On voit que cela pose des problèmes avec des professeurs qui résistent.
Les équipes sont souvent nouvelles avec des enseignants qui ne se connaissent pas. Les enseignants affectés ne sont pas volontaires et doivent s’adapter. Le projet n’est pas forcément partagé. Et on et en année 0.
Il aurait pu être plus raisonnable de monter en puissance graduellement. Mais ce n’est pas l’idée qui a été retenue. On a préféré saturer de technologie en estimant que ça changerait la pédagogie. On sait bien que ce n’est pas la technologie qui change la pédagogie. Mais il faudra suivre ce qui se passe dans les années à venir.
Que sait on du projet ?
Il renvoie à l’idée des collèges connectés lancés par le ministère. Le projet c’est d’abord d’instrumenter les pédagogies : par exemple systématiser la sauvegarde des cours, l’usage du TNI.
L’expérience des Landes a montré que l’investissement matériel ne change pas la pédagogie. Là voit-on des changements s’opérer ?
La différence avec les Landes c’est l’approche globale : on a des tablettes, des TNI, des ordinateurs, le zéro papier avec les manuels numériques. Tout l’établissement est numérisé. Pour les effets pédagogiques c’est encore un peu tôt. Mais on voit des choses bouger.
Par exemple des disciplines montent des projets autour des imprimantes 3D. L’usage du CDI comme learning center entraine des prises d’autonomie des élèves au CDI. Comme il y a du matériel partout les élèves sont plus respectueux. Des associations interviennent dans les collèges. On a un début de décloisonnement.
La position du professeur a changé ?
Certains le disent. Il n’y a plus de manuel papier. Toutes les tables sont en ilot au centre de la classe avec les ordinateurs autour. Ca change l’organisation de la classe.
Propos recueillis par François Jarraud