Au vu de la multiplicité des travaux menés sur le cerveau et l’apprentissage, et plus globalement le cerveau et le développement, on peut penser que les connaissances acquises sont suffisantes pour que les enseignants s’en emparent et les utilisent dans leurs classes. Il semble que ce ne soit pas vraiment le cas au vu des publications récentes sur les neurosciences et autres neuropédagogies ou encore sur des sujets voisins. Entre l’inné et l’acquis, vieux débat scientifique cher à Jean Rostand, le développement du cerveau est aussi interrogé par les changements de l’environnement. L’un des plus récents et non des moindres est le numérique. Pour le dire différemment l’usage et l’omniprésence du numérique n’est-il pas en train de transformer les fonctionnements psychiques (le relationnel par exemple), cognitifs (le chemin vers la connaissance, sur le plan physique (fonctionnement neuronal et inter neuronal) ?
S’il est souvent difficile de passer de la corrélation à la causalité, on est souvent prompt à le faire. C’est ce que reflètent les propos de certains enseignants qui disent que les élèves ne sont plus attentifs, qu’ils ne mémorisent plus, qu’ils ne réfléchissent plus. C’est aussi ce que reflète la montée en puissance de certaines approches ou techniques qui sont en relation directe ou indirecte avec le fonctionnement mental. Ainsi en est-il, par exemple, de la gestion mentale, de la théorie des intelligences multiples (à quand une intelligence numérique des geeks ?), de la neuroéducation et autres propositions (les cartes mentales par exemple) qui ont un écho important auprès des éducateurs que cela interroge. Le fait qu’un ministre de l’éducation ait fait appel à un spécialiste du fonctionnement du cerveau pour énoncer des principes d’enseignement de la lecture (syllabique, globale, semi globale) confirme bien l’importance de plus en plus grande de ce champ d’étude.
Cependant la réflexion n’est pas nouvelle, mais les connaissances évoluant, on pourrait croire que rien n’a été dit ni fait antérieurement. Pour preuve, ces textes qui ont quinze ans, publiés par Monique Linard dont cet extrait publié en 2001 par le Café est significatif : « Les TIC accélèrent et amplifient les fonctions mentales (perception, action, représentation). Elles dynamisent les processus de structuration, coordination, adaptation et signification qui fondent l’intelligence et la relation sociale. Elles ouvrent l’exploration au monde entier. Leurs défauts (surexcitation et surcharge mentale, déréalisation, déresponsabilisation, repli sur soi) ne sont que le verso du recto. »
L’ouvrage récent de Frank Amadieu et André Tricot revisite lui aussi certaines de ces questions. On pourra aussi citer Jean Retschitzki ou encore Miche Fayol et bien d’autres sans oublier bien sûr, Claude Bastien et son épouse Mireille qui ont publié des travaux particulièrement intéressant sur ces questions. Sans tenter de faire l’inventaire de ce qui s’est dit, écrit, il faut cependant s’interroger et rechercher des analogies entre des travaux antérieurs et le contexte nouveau que les moyens numériques installent progressivement. Si l’on fait référence aux travaux de l’académie des sciences sur les écrans ou encore ceux de l’OCDE sur les sciences de l’apprentissage (Comprendre le cerveau : naissance d’une science de l’apprentissage (en ligne sur le site de l’OCDE), on peut percevoir une prise de conscience globale.
La difficulté est de faire face à la complexité du problème. Ce n’est pas pour rien que le CNRS a créé très tôt des équipes pluridisciplinaires pour questionner ces évolutions. Ces équipes comportent bien sûr des informaticiens. Si certains sont tentés par la simulation de l’humain, d’autre sont orientés vers la compréhension de l’humain, d’autres encore s’intéressent à l’évolution de l’humain dans un environnement numérisé. Le terreau est fertile, mais quid de sa transformation pour l’enseignement et la compréhension de l’évolution de la population soumise à cet environnement. Si Michel Serres s’autorise à dire qu' »on a perdu la mémoire », voir « on a perdu la tête », encore faut-il aller y voir de plus près. Et en cela nous en sommes au début, car les études longitudinales ne permettent pas encore de mesurer les transformations effectives, tant le paysage technologique a changé.
Avec ces changements techniques, on constate progressivement des évolutions dans le comportement social et individuel. On n’est pas encore en mesure d’en mesurer l’ampleur. Pour l’instant ce sont les cas extrêmes qui nous servent d’indicateurs. Les spécialistes de l’adolescence (Jean Paul Gaillard, Michez Fize entre autres) commencent à voir poindre ces changements au moins dans les comportements. Mais de l’acte au fonctionnement du cerveau, il est difficile d’analyser la profondeur des transformations sur un plan fonctionnel d’une part, mais aussi structurel. Certes de regarder les activations des zones du cerveau est un premier moyen, mais l’arrivée de moyens d’analyse des flux entre zones du cerveau risque d’apporter de nouvelles connaissances.
Que fera-t-on dans l’enseignement de ces connaissances nouvelles ? Probablement pas grand-chose dans l’immédiat. Les enseignants cependant sont confrontés à ces évolutions, et c’est probablement en leur permettant de mettre des mots et des connaissances sur ce qu’ils constatent qu’ils pourront envisager de faire évoluer leurs pratiques. Pour l’instant on est encore dans le discours en tout ou rien, en bien ou mal. Les arguments tiennent davantage à un ressenti qu’à une analyse avancée. Un enfant « différent » c’est toujours une source d’étonnement qui peut prendre de la place dans les discours sur la jeunesse, mais un exemple n’est pas une preuve, aussi évident soit-il.
Le fonctionnement mental est en train de prendre en compte les moyens numériques qui nous environnent. Les adultes et les jeunes transforment d’abord leurs comportements. Peut-être leur cerveau est-il aussi en train d’évoluer et de changer de forme de développement. Mais cela reste encore à affiner, voire à confirmer dans certains cas. Souhaitons que les travaux et la publication de nouvelles connaissances ne soit pas un « écran » ou un prétexte à discours, mais bien un levier pour améliorer la « transmission » dans la société.
Bruno Devauchelle