Quelle force mystérieuse peut pousser un adolescent timide et doux à s’allier à deux durs à cuire et faire les quatre cents coups ? Pour son premier film, Andrew Cividino, jeune cinéaste canadien, nourrit son imagination de sa propre expérience de cet âge de l’existence, parfois ingrat, toujours difficile, où la vie immense et pleine de dangers donne le vertige. De menus larcins en délits majeurs, des jeux avec le désir aux corps-à-corps d’une violence extrême, les vacances de la petite bande masculine se transforment sous nos yeux en chronique cruelle d’un été tragique. Sur la rive d’un immense lac, dans des paysages escarpés et sauvages, trois garçons, qui paraissent seuls au monde tant les adultes sont lointains ou absents, mettent l’amitié et l’amour à rude épreuve, repoussent sans cesse les limites au péril de leur jeune vie. En une forme dépouillée des artifices souvent attachés aux fictions cinématographiques de l’adolescence, « Sleeping Giant » nous livre une fable contemporaine, lucide et âpre. Nul doute, ces ‘héros’ en perdition, livrés à eux-mêmes, enfants de nos sociétés occidentales en panne d’avenir, nous regardent.
L’opacité inquiétante d’un lac à perte de vue
Premiers plans sous le signe d’une étendue d’eau agitée survolée à tir d’ailes. Au bord du lac, deux jeunes aux cheveux courts et à l’allure déterminée provoquent à la lutte un troisième qui paraît rétif et peu enclin à répondre à pareille incitation au corps-à-corps physique. Adam (c’est son prénom) se révèle pendant un bon moment comme un garçon introverti, amoureux de la nature et de ses plaisirs et voué à des vacances paisibles en compagnie de ses parents. Pourtant, les deux fiers-à-bras, Nate et Riley, n’ont pas fini de faire les malins et Adam, dans une ambivalence inhérente à son âge, manifeste une certaine attirance pour les coups et excès en tous genres, pratiqués avec vantardise par ces derniers. Presque à son corps défendant, Adam accompagne les deux cousins dans leurs expéditions : vols, récits pleins d’allusions obscènes concernant les relations avec les filles, escapades diverses dans les territoires surplombant le lac, grandioses et inhabités. Dans un mouvement de balancier répété, Adam nous apparaît dans ses atermoiements et ses hésitations, entre le délit et le respect de la loi, entre le désir (de coucher avec une fille) et l’envie de tomber amoureux, entre l’idéalisation de ses parents et la tentation de la transgression…
Trahisons et transgressions
Il ne s’agit pas ici de dévoiler les circonstances exactes de la révélation. Adam apprend cependant (de la bouche d’un des deux amis) un ‘secret’ de famille bien lourd à porter : son père a une liaison avec une jeune femme habitant la localité, marchande de poissons de son métier. Adam met la parole et la sincérité de son père à l’épreuve. En vain. Une défaillance paternelle qui aura des conséquences innombrables d’autant que les deux cousins, Nate et Riley, pour leur part, paraissent libres et intrépides, en dépit de la ‘surveillance’ (bienveillante et impuissante) d’une tante ou d’une grand-mère sur place. Tandis qu’Adam perd ses repères, il enfouie tant bien que mal sa peine et s’engouffre dans des aventures de plus en plus hasardeuses auprès de ses dangereux compagnons de jeu. Nous avons déjà assisté au loisir périlleux et préféré de la bande des trois : monter sur les hauteurs d’un monticule escarpé et plonger à pic dans le lac du haut d’une falaise pour un saut gigantesque. Nous avons vu leur frayeur surmontée, leur corps disparaître dans le vide au bord de la falaise et nous avons eu peur pour eux.
Cette fois, poussés par un ‘mauvais génie’, fournisseur de drogue, avides de sensations inédites, ils y reviennent tous trois, accompagnés en canot à moteur par l’homme prêt à immortaliser leurs exploits avec sa petite caméra numérique. Filmé à hauteur des garçons et de leurs corps tendus, l’événement revêt une importance dramatique accrue. Adam refuse. Les cousins sautent. L’un meurt des suites de ses blessures après que son corps a ‘ricoché’ contre la roche. Le filmage froid, presque détaché, restitue la détresse infinie qui s’empare des deux survivants et la souffrance qui pointe sur les visages impassibles et dans les regards absents de ces enfants perdus. Consolations et regrets des proches et des adultes sont de bien piètres secours auprès d’Adam et de son compagnon d’infortune. Adam dans un sursaut surhumain parvient encore à empêcher son ami d’exercer à nouveau sa pulsion autodestructrice.
Des jeunes au bord du vide
Le réalisateur Andrew Cividino met ainsi au jour avec force le désarroi de jeunes sans autres repères que les règles terribles qu’ils s’inventent. Avec modestie, le cinéaste dit s’être appuyé sur ses souvenirs personnels et son expérience de sauts du haut d’une falaise en compagnie de copains, comme s’il reproduisait des défis ludiques et enfantins sans conséquences. En fait, sa caméra accompagne physique les affres de trois adolescents ‘mal dans leur peau’ au plus près de leur malaise, de leur solitude et des répercussions tragiques de cet état d’abandon. Soutenue par la partition musicale violente, froide, presque métallique, de Bruce Peninsula, la sombre chronique de « Sleeping Giant » nous fait revenir en mémoire une séquence emblématique de ‘La Fureur de vivre’ de Robert Wise (1955) : le défi mortel opposant Jim (James Dean) et le chef de bande Buzz, à travers une course automobile de vitesse entre les véhicules au bord d’une falaise jusqu’à la chute dans le ravin de l’un des deux resté au volant. La pertinence du film d’aujourd’hui vient en effet de sa capacité à évoquer l’absolutisme désespéré de l’adolescence. Mais il donne aussi à voir l’état de perdition de jeunes dans nos sociétés sans utopie. Ainsi certains adolescents doivent-ils affronter seuls le ‘géant endormi’, construire leur vie sans filet. Une leçon à méditer.
Samra Bonvoisin
« Sleeping Giant », film d’Andrew Cividino-sortie en salle le 17 février 2016
Sélection de la Semaine de la Critique, Cannes 2015