Inégalités sociales, inégalités d’aspiration, inégalités scolaires… Ces expressions largement utilisées aussi bien dans les travaux de recherche que dans les discours politiques ne doivent pas masquer deux autres termes qui sont tout aussi importants et complémentaires : différence et fracture. Dans son ouvrage « Pour en finir avec la fracture numérique » Pascal Plantard (FYP éditions 2011) et ses collègues nous alertent sur la nécessité de ne pas laisser le numérique provoquer ces fameuses fractures, signes de ruptures profondes, voire irréversibles et aux conséquences sociales imprévisibles. D’un autre côté, l’idée de différence est une idée tout aussi essentielle : elle signale que au cœur des ressemblances sont toujours situées les dissemblances. Pour le dire simplement, tous pareils et pourtant tous différents. Or dans nos usages du numérique, nous sommes tous pareils et pourtant une analyse plus approfondie permet de mettre à jour ces différences.
Où se construisent les différences ?
Mais pourquoi ces différences se transforment-elles si souvent en inégalités ? Comme si être différent c’est être inégal. Dans son ouvrage « le destin au berceau », Camille Peugny (Seuil 2013) tente de nous mettre en évidence ces fameuses inégalités en les situant au plus tôt de la vie et en montrant que l’école n’y arrive plus. Le sociologue préconise les passerelles, les reprises d’études, la réversibilité de l’inégalité. Mais il ne va pas à la source de ces inégalités autrement que dans l’analyse statistique corrélée entre situation sociale et réussite scolaire. Si on ne peut nier ce fait, il faut cependant approfondir et en particulier analyser ce qui se passe au plus tôt dans les familles, dans l’espace de développement individuel en lien avec les exigences du système scolaire. La rareté des analyses de fond sur le rapport au livre et à la lecture semble rencontrer la même rareté sur les études du poids des médias et du numérique dans les inégalités. C’est la dangerosité qui est dénoncée dans tous ces livres qui nous alertent sur les dangers des écrans. Mais rare sont ceux qui s’aventurent dans l’intimité du foyer pour y observer la construction des différences.
Or c’est dans l’intime de la vie quotidienne que se construisent en partie les différences, mais aussi et plus surement les inégalités qui se traduiront dans l’avenir par celles que nous invitent à prendre en compte les sociologues. Quand un enfant ne voit pas ses parents lire un écrit avant l’âge de deux ans, voir davantage, est-il possible que son rapport à l’écrit se construise de la même manière que dans un foyer où chaque soir on lit une histoire et où les écrits papiers sont « estimés ». Que dire alors de sa perception d’une école qui fait de l’écrit un passage obligé et un label de réussite. On peut s’interroger plus finement sur l’usage d’un vocabulaire riche et varié dans le quotidien ou encore de la place de la parole de l’enfant alors qu’il va intégrer une école qui donne au vocabulaire un rôle essentiel dans le développement.
Numérique et égalité des chances
Arrive, à la suite des médias de masse, le numérique qui, contrairement au livre et à l’écrit, est dans tous les foyers, utilisé autant par les adultes que par les enfants. Y aurait-il alors une possibilité de renversement des différences et donc des inégalités ? Si tous les enfants accèdent aux objets numériques, n’y aurait-il pas une forme d’égalité des chances. La fracture numérique serait dans l’usage et pas dans la possession nous disent les chercheurs. Oui mais comment ? D’abord signalons que le monde scolaire n’a toujours pas fait son aggiornamento à propos de cette évolution essentielle des pratiques sociales par le numérique. Donc les inégalités continuent de s’appuyer sur les mêmes éléments antérieurs.
Suffirait-il que l’école développe l’usage du numérique pour que les choses changent ? Il est probable que non. En effet, il faut aller voir du côté de la qualité des pratiques et leur environnement pour approcher la question. Pour la lecture comme pour l’usage du numérique, on a tendance à oublier que la manière d’utiliser l’écrit dans un espace inscrit dans une dynamique de développement appuyée sur la relation humaine, une affectivité, des émotions, est déterminante. Il en est de même pour l’ensemble de l’environnement médiatique, télévision, photo, audio etc.
L’utopie égalitaire du numérique n’a pas tenu longtemps sauf…
Il est deux dimensions qu’il faut aborder pour avancer : l’explicitation, la réflexivité. Ces deux « manières de faire » sont déterminantes pour l’appropriation de l’environnement techno-culturel et donc dans le développement. Expliciter c’est dire ce que l’on fait. C’est un effort individuel qui nécessite une interaction pour produire son effet. Or dans l’espace familial, dans le foyer, y a-t-il place pour ce type d’interactions ? La réflexivité c’est la possibilité de verbaliser le processus d’incorporation. Là encore, l’interaction est essentielle pour en permettre la réalisation. Si l’enfant n’a pas pu réaliser ces expériences dans son contexte familial, peut-il compenser dans le monde social ou scolaire ?
La réussite de l’école dans ses missions envers une large part de la population jusqu’au début des années 1990 a caché ce côté obscur de son échec. Car comparé à ses réussites, cela n’apparaissait pas comme insurmontable, en particulier dans les discours politiques. Mais lorsque ce côté obscur vient sur le devant de la scène, indiquant que l’école marque le pas dans son rêve égalitaire et égalitariste, alors surgit l’interrogation de fond sur la pertinence de ce système. Comme survient simultanément l’envahissement de la société par l’informatique puis le numérique, on s’interroge sur la suite du processus. L’utopie égalitaire du numérique n’a pas tenu longtemps, sauf dans l’esprit de ceux qui savent quoi en faire, ignorants que pour les « différents » le numérique ne pose pas les mêmes problèmes.
Instituer le partage
Le numérique est souvent un « amplificateur de l’individu ». Le développement des pratiques a tendance à amplifier des comportements déjà existants pour la plupart. Aussi les différences ne se gomment-elles pas, mais s’inscrivent dans un nouveau paysage. Qu’y peut donc l’école ? Que doit donc faire le système éducatif ? Est-il encore temps ? C’est d’abord dans la réconciliation de l’école avec la société qu’il y a une possible évolution. Autrement dit, c’est dans le partage des objectifs de l’école avec la population que réside d’abord la réconciliation.
Partage signifie ici accord sur les finalités, mais aussi sur les moyens. S’attacher à équiper les écoles pour faire comme « dehors » ne rime à rien. Il est indispensable de permettre à l’école de redonner du sens à des pratiques sociales du numérique. Pas au travers de quelques innovations médiatisées, mais bien plus dans des pratiques ordinaires « d’interactions situées » (cf. plus haut). Mais pour que les éducateurs y parviennent il faut que l’on desserre l’étau institutionnel que constituent les programmes, les horaires et les examens.
Il est aussi nécessaire que chaque éducateur soit aussi en mesure de « parler les langages » qui peuplent l’espace informationnel et communicationnel quotidien. Malheureusement nous en sommes encore loin. Si l’étau ne se modifie pas, les compétences numériques multilangagières des enseignants sont mises de côté et peut-être bientôt externalisées… Autrement dit le risque est de laisser au monde professionnel décider de l’action à mener, considérant que l’école ne sait pas faire… Et si les familles s’y reconnaissent, la crédibilité du monde scolaire sera une fois de plus attaquée.
Bruno Devauchelle