Venue des Etats-Unis, l’éthique du « care » sera-t-elle l’avenir de l’éducation à la française ? La question semble osée pour un système éducatif fortement ancré dans une administration, une culture, des pratiques plus que centenaires. Mais le « care » a lui aussi sa cohérence. Surtout, bien loin d’être une molle bienveillance gentillette, le care est une éthique et une action avec une vraie capacité de subversion. C’est ce que montre un numéro pionnier de la revue Education et socialisation, publiée par le Cerfee. Le numéro analyse les rapports difficiles entre le care et la culture scolaire. Pierre Usclat, un des directeurs de ce numéro, éclaire les points forts de ce numéro.
La charge politique du care
Voilà une idéologie qui a fleuri dans les rangs féministes et qui prétend changer le regard et les actions des hommes, et d’abord en éducation. Manon Bouchareu, doctorante à Paris 8, n’a pas de mal à nous convaincre du lien entre le care et l’éducation. « En ce qu’il consiste en une attitude attentionnée et un travail matériel soucieux de sujets dont on se sent responsable, le care englobe le soin, le soutien et l’assistance ainsi que d’autres activités humaines dans lesquelles la dimension curative est moins prononcée, telle la justice ou l’éducation… Les métiers de l’enseignement et de l’éducation supposent donc une attitude professionnelle soucieuse du contexte qui « mobilise toujours un travail psychique de réflexion et d’anticipation, de mise en latence de sa propre inquiétude ou irritation » ».
C’est que le care n’est pas seulement de la bienveillance, comme le montre très bien le bel article de Gwénola Réto dans ce même numéro. Le care est une éthique et une action politique et morale avec une forte dimension critique. Elle met au premier plan la dimension de développement humain. « La charge politique du care consiste en une dénonciation de sa mauvaise répartition, de l’exploitation de certaines catégories de la population au profit d’autres, et enfin de l’occultation de son importance pour tout un chacun, ce qui aboutit globalement à un défaut de reconnaissance des activités qui y sont liées, et qui ne se réduisent pas à un trait de personnalité, à une attitude, et encore moins à une nature », explique Pierre Usclat (UCO Angers).
Le care n’est pas la bienveillance
Le care exige un changement en profondeur des individus et par suite des systèmes. « Il ne s’agit pas d’ajuster les choses à la marge, en se laissant guidé toutefois par une logique stratégique, (par un peu plus d’empathie, ou davantage de sympathie, à l’égard des élèves), dans un contexte où priment de plus en plus la rentabilité et l’efficacité », explique P Usclat. « Il s’agit de repenser et de refonder complètement un certain rapport entre enseignant-e-s et élèves, susceptible de retentir lui-même sur le rapport au savoir et à la culture ».
On mesure alors tout ce qui fait obstacle à l’entrée du care en éducation. A commencer par la campagne officielle pour la bienveillance, officialisée dans les instructions officielles et dont Gwénola Réto (Université de Sherbrooke UCO Angers) n’a pas de mal à montrer le vide. La fameuse bienveillance officielle reste largement floue et , en tous cas, doit s’accommoder d’un système d’une grande brutalité envers ses professionnels et ses élèves.
Les enseignants assommés par la responsabilisation
Manon Bouchareu démonte magnifiquement cet antagonisme. Elle dénonce « les effets délétères du refoulement des affects par le modèle gestionnaire actuellement poursuivi par l’Ecole. En particulier : le report des échecs du système scolaire sur la responsabilité individuelle des agents ; et le renforcement de logiques sélectives à différents niveaux ». D’une certaine façon les échecs même du système le poussent à chercher davantage de performance et à renforcer le modèle gestionnaire.
Elle dénonce la situation des enseignants : » la responsabilisation dont ils font l’objet les enjoint à souscrire à de – très – copieux référentiels professionnels, à s’engager dans d’ambitieux projets d’école, à se reconnaître et faire corps derrière des annonces ministérielles intempestives et à s’adapter à de très nombreuses et discrètes modifications de service, distillées au fil des rentrées. La multiplication des injonctions, le foisonnement de dispositifs marginaux, fragiles et éphémères, amputent ainsi progressivement le pouvoir d’agir des professionnel•le•s de l’éducation ».
Une réelle force de transformation de l’école
L’enseignant doit à la fois faire face seul à la relation avec les élèves , forcément emprunte d’émotions et d’affects et assurer la rentabilité du système en ignorant la singularité de chaque élève, de son développement, de ses choix de vie. Tout cela produit un climat de suspicion générale qui empêche le travail en équipe, décourage les enseignants et les élèves et luit à la rentabilité finale du système. L’ouvrage file ainsi la comparaison avec d’autres métiers où le professionnel est pris dans des injonctions contradictoires entre efficacité et éthique, comme les métiers des soins.
Le care se révèle alors avoir une réelle force pour les enseignants. D’une part mettre à jour « la dimension refoulée du métier d’enseignant » que peut être le care. D’autres part fournir un outil de lecture de l’aliénation de ce métier. Enfin lui offrir une perspective éthique qui ne soit pas de la morale mais d’abord de l’action impulsée au niveau individuel, d’une équipe pédagogique ou encore à une autre échelle. Une réforme qui commencerait par changer soi.
Laissons à Fabienne Brugère (professeur Paris 8) le mot de la fin. » Eduquer, c’est toujours développer l’humain chez l’autre au nom d’une humanité du souci. Dans une société qui s’est affranchie des traditions, qui, depuis longtemps, a conçu un monde désenchanté où l’humain est censé se gouverner lui-même, il ne reste que la puissance des relations au service du développement de l’humain ; l’éducation vaut alors comme un processus d’humanisation qui lutte contre tous les processus de déshumanisation. »
François Jarraud
Education et socialisation, n°40 – 2016, Le care en éducation : quelle(s) reconfiguration(s) ? — Varia, numéro coordonné par Pierre Usclat (UCO Angers), Renaud Hétier (UCO Angers) et Roger Monjo (université Montpellier3).
Pierre Usclat : Avec le care rendre les acteurs capables de changement
Co-directeur du numéro d’Education et socialisation consacré au care, Pierre Esclat revient sur les relations entre le care et l’éducation nationale.
C’est quoi le Care ?
Le care ne peut pas se laisser réduire à une définition. Il est plus riche et dynamique que ce que l’on peut en appréhender. C’est une disposition faite d’attention, de bienveillance mais c’est aussi un geste, une action, un travail, une compétence. Une synthèse qui lie des choses normalement séparées. Il y a à la fois ce qui relève des attitudes et des savoir faire professionnels. Or en France on segmente les deux, à la différence du monde anglo-saxon. Là il faut tenir les deux en même temps. D’ailleurs, les auteurs ne traduisent finalement pas le mot car une traduction serait incomplète.
Peut-on le traduire par le mot bienveillance qui a un sens en éducation ?
Non. Il y a des points de recoupement mais c’est beaucoup plus. C’est une bienveillance agie , un engagement opérationnel. Le care ne se satisfait pas simplement de l’attitude .
Vous dites que le care a aussi une dimension critique ?
Toute cette approche demande que soit entendue la vulnérabilité humaine ce qui n’est pas évident en éducation. Dans notre système éducatif on est tendu vers l’homme entrepreneur de lui même. Et on oublie la vulnérabilité humaine. C’est cela la vertu critique du care.
Le care c’est bien ajusté à l’éducation ?
A partir du moment où on s’adresse à des enfants, un métier de service, le care a toute sa pertinence. Dans l’organisation du système éducatif, dans ce qu’il génère comme discours, ne confond on pas différenciation pédagogique et gestion de la différence ? Laisse-t-on sa place à la singularité ? Dans ce système éducatif qui prône la réussite il y a t-il une place pour la vulnérabilité ? Alors oui je crois que le care a sa place car il s’agit bien de s’extraire des discours officiels pour redonner à entendre ce qu’on n’arrive pas tout a fait à entendre.
Vous donnez à entendre dans votre éditorial que c’est un peu irréductible l’éducation nationale et le care…
Je ne suis pas sur que le care doive gagner en devenant une position officielle. Le care peut servir le système mais ne peut pas s’ériger en système car il perdrait sa dimension corrective. Le care doit rester à distance critique du système et ses militants militer pour une transformation des pratiques à travers de petits gestes.
Est ce compatible avec un système éducatif aussi excluant que le notre ?
Je ne sais pas. Mais ce que je sais c’est que le care est compatible avec les enseignants.
Peut-on s’abstenir de la transformation du système ?
Non. On ne peut pas rester les bras croisés devant le système. C’est la fonction critique du care. Mais la transformation du système passera par la réappropriation par les acteurs de ce que le care leur permet d’engager.
Dans cette vision vous comptez sur des organisations ?
On n’a pas vocation à être récupérés et servir une organisation. On a à se mettre à l’écoute de ce qui se passe. Notre destinataire n’est pas une organisation mais les personnes. Si les acteurs que sont les enseignants perçoivent que dans cette dynamique il y a place pour l’autonomisation de chaque individu alors on aura touché nos destinataires. Quand on aura touché les acteurs singuliers on se portera sur les questions politiques. Mais on part de ce que vivent les gens.
Comment pensez vous diffuser ces idées ?
Modestement. C’est la première publication scientifique visible sur la question du care en éducation. Mais on est plusieurs universitaires à travailler sur cette question. On va s’atteler à la diffuser en restant convaincus. Il faudra aussi réfléchir à la question de la résonance dans les pratiques de formation des enseignants. Comment imaginer un enseignant pétri de ces pratiques.
Il y a des enseignants stagiaires en situation difficile. Le care peut les aider ainsi que les élèves. Le care c’est ce rapport critique qui s’adresse à des acteurs pour qu’ils se rendent capables et que les choses évoluent.
Propos recueillis par François Jarraud