Si l’on veut que le numérique soit présent dans l’école, il faut que les élèves l’utilisent « vraiment » ! En d’autres termes, comment éduquer au numérique si on n’éduque pas avec le numérique, mais seulement par le numérique ? Ce questionnement, posé ici-même lors de l’annonce de la stratégie numérique proposée par Vincent Peillon en 2012, reprochait l’impasse sur le « avec ». En d’autres termes, nous disions déjà que éduquer « au et par numérique » était insuffisant pour engager une véritable évolution dans la prise en compte du « fait social total » qu’est le numérique dans l’éducation. L’étude publiée par la DEPP en janvier 2016, à la suite de celle de 2015, sur les collèges connectés, conforte nos interrogations (l’étude de 2016 et celle de 2015). Un quart seulement des enseignants, en moyenne, mettent les élèves en activité avec des moyens numériques dans des collèges équipés.
L’analyse de cette note de la DEPP mériterait d’être approfondie. On peut penser que d’un collège à l’autre les variations sont plus importantes que ne le rapportent les statistiques, si l’on en croit quelques témoignages d’acteurs impliqués. Entre l’arrivée des équipements, la mise en place des infrastructures, la mise en adéquation des équipements avec l’existant et l’infrastructure, les choix logiciels, la formation et l’accompagnement des équipes… il y a autant d’occasions de faire varier les réalités quotidiennes. Toutefois un facteur semble déterminant dans le basculement qui s’opère en ce moment : les élèves sont prêts à utiliser les moyens numériques dans leurs activités en classe. Si cela semble une évidence dans le supérieur, où la plupart des étudiants disposent d’un matériel personnel, cela s’avère moins évident dans l’enseignement secondaire et a fortiori dans le primaire. Or le développement de l’usage des smartphones en classe, avec l’accord des enseignants, mais parfois malgré le règlement intérieur, s’étant fortement développé depuis deux ou trois années, on ne peut que constater que l’usage par les élèves est le point d’entrée à étudier prioritairement désormais
La volonté d’équiper tous les élèves dès la cinquième (le fameux plan numérique) semble correspondre à cette évolution. Malheureusement, et une expérience, désormais ancienne, celle des Landes, le confirme tout comme l’étude de la DEPP, il ne suffit pas d’équiper pour y arriver. Comment amener les enseignants à concevoir leur dispositif d’enseignement de manière à ce qu’il rendre possible l’usage du numérique par les élèves et pas seulement de manière incidente ? La notion d’hybridation, de mixage est première : il ne s’agit pas de faire utiliser les moyens numériques tout le temps de la classe (ce qui est le défaut constaté quand on a réservé une salle ou du matériel informatique) mais de les faire utiliser aux moments pertinents. Dans nos travaux de recherche nous avons pu observer que les enseignants qui allaient dans ce sens, souvent avec prudence, articulaient plusieurs supports, selon les moments et les types d’apprentissage. Ainsi le matériel numérique est-il tantôt un support de lecture ou d’information, tantôt un moyen de simulation ou d’entraînement, tantôt un instrument au service de productions diverses. La conception d’une séance et encore davantage d’une séquence repose sur la compétence essentielle de l’enseignant à faire cette ingénierie. En respectant ce que l’on nomme l’alignement pédagogique (cf. John Biggs 1996 voir ici en ligne l’explication )
Si on prend le temps d’analyser la progression de la place de l’informatique dans l’espace scolaire, on s’aperçoit qu’une lente évolution qui va de la salle spécialisée à l’équipement personnel, rend possible des évolutions pédagogiques qui, sans toujours bouleverser l’apparence, transforment en partie le fond. Par exemple le lien avec les sources extérieures est un moyen de s’affranchir de l’espace-temps de la classe imposé par l’organisation traditionnelle. De même la production des élèves prend une autre dimension dès lors que la variété, la richesse et la qualité des ressources auxquelles ils accèdent est de plus en plus grande. Si communiquer par un moyen numérique dans l’espace-temps de la classe relève du gadget, s’affranchir de ces limites pour favoriser les échanges et la continuité des activités est un changement radical du rapport « en classe » / « hors classe ». Sur un plan didactique, nombre de disciplines ont désormais bien établi la place du numérique dans leurs contenus et surtout leur mode d’enseignement. Or ces approches didactiques et pédagogiques sont d’autant plus pertinentes que ce sont les élèves qui utilisent les instruments numériques. Car ces instruments ont aussi pris place dans la vie des savoirs en dehors de l’école, et qu’on ne comprendrait pas qu’on puisse les ignorer dans la formation initiale qui y prépare.
Nombre d’établissements n’ont pas actuellement les moyens d’aller vers cette forme d’usage, par les élèves, du numérique en classe. Ils ne disposent pas des équipements ad hoc. Ils se contentent souvent de l’usage par l’enseignant (le plus souvent sous un mode expositif). Au vu des taux d’équipement des familles, on s’aperçoit que l’étape intermédiaire est celle de la maison, du domicile. Les élèves étant quasiment tous équipés à domicile, il devient tentant de s’en remettre à ce fait pour proposer des activités. Le ministère, appuyant sur les cahiers de textes numériques, logiciels de gestion de notes et autres Environnements Numériques de Travail ne s’y prend pas autrement. Au risque pourtant de créer de l’incompréhension aussi bien chez les enseignants que les parents, voire les élèves. Dans l’établissement, les lieux de vie scolaire, tout comme le CDI sont des espaces particulièrement intéressants pour permettre ces usages par les élèves, même s’ils ne se font pas en classe. Cela est d’autant plus pertinent que l’autonomie et les modes d’accompagnement proposés dans ces lieux diffèrent (le plus souvent) de ce qui se passe en classe, et c’est plus proche des pratiques personnelles.
Reste un risque à prendre en compte : celui des usages non scolaires dans le cadre de la classe ou de l’établissement. On s’aperçoit que la visibilité des usages en classe tend à faire diminuer les usages clandestins et illégaux. On s’aperçoit aussi que cette porosité touche désormais l’ensemble de la population adulte. Même si ce n’est pas une excuse ou une autorisation, il y a un enjeu de responsabilisation individuelle et collective. Disposer en permanence d’un de ces objets alors qu’on est dans une activité d’apprentissage c’est une occasion d’en délimiter les types d’usage et la pertinence. Ainsi on peut espérer que l’effet classe diffusera au-delà des murs et que l’école retrouvera une dimension éducative qu’elle ne devrait pas quitter face à ces nouveaux moyens. Il est certain que si l’on ne réfléchit pas le passage à l’usage par les élèves du numérique dans la classe, l’école oubliera une partie de ses missions essentielles éducatrices et égalitaires.
Bruno Devauchelle