Invités par l’Ambassade de France à Helsinki et l’Institut français de Finlande, Boris Cyrulnik, Philippe Duval et moi-même avons eu la chance d’effectuer un voyage d’étude dans ce que certains considèrent comme un « modèle éducatif » dont nous devrions nous inspirer. Certes, depuis le léger recul de la Finlande dans le classement PISA, les injonctions se font moins pressantes et la mode est un peu passée… Peut-être à tort, dans la mesure où les systèmes scolaires asiatiques qui caracolent en tête (la Corée du Sud, Shanghai, Taïwan, etc.) n’obtiennent d’excellents résultats aux tests internationaux qu’au prix d’une compétition scolaire acharnée, d’un redoublement de l’école par des entraînements intensifs périscolaires et de dégâts psychologiques et sociaux considérables. À cet égard, la Finlande reste, parmi les pays qui obtiennent de très bons résultats, celui qui semble être le plus équilibré, aussi attentif aux résultats scolaires qu’au développement de l’enfant, aux questions d’orientation qu’à la politique familiale… C’est pourquoi il demeure particulièrement intéressant de regarder de près comment se passe l’éducation là-bas : j’ai eu cette chance, comme celle de bénéficier du regard de Philippe Duval, spécialiste de la petite enfance, et de Boris Cyrulnik dont on connaît la compétence psychologique et l’attachement à tout ce qui favorise la « résilience » de chaque enfant.
Des spécificités institutionnelles qui rendent le système finlandais difficilement transposable
Disons-le d’emblée : il est impossible d’imaginer une transposition terme à terme du système scolaire finlandais en France.
Tout d’abord, parce que la Finlande a structuré sa politique familiale et son système éducatif de manière tout à fait différente du nôtre : le congé de maternité est de six mois et le congé parental (que peut prendre le père ou la mère) est de trois ans : il bénéficie d’une allocation substantielle et de garanties sociales qui le rendent très attractif, au point qu’il concurrence efficacement la poursuite d’une activité professionnelle…
De trois à six ou sept ans, les enfants finlandais sont accueillis dans un « jardin d’enfants » où ils bénéficient d’une scolarité qui s’efforce d’articuler, en un continuum, la philosophie de nos « crèches », celle de nos « écoles maternelles » et les premières années de notre « école primaire ». Pas de cahiers et encore moins de carnets de notes, mais une centration sur le jeu, au point que les Finlandais affirment fermement : « Avant sept ans, le travail des enfants, c’est de jouer ».
Mais on se tromperait lourdement en considérant cette position comme une démission éducative. Tout au contraire : le jeu est stimulé puis organisé, avant que ses acquis ne soient systématiquement repris en petits groupes. Le « jardin d’enfants » est, d’ailleurs, conçu, dans son architecture-même comme dans ses activités, pour inciter l’enfant à multiplier les expériences formatrices : ainsi, par exemple, l’escalier comporte-t-il, sur chaque marche, des formes géométriques de toutes sortes et de couleurs différentes afin d’inviter l’enfant à les distinguer et à s’essayer à des parcours multiples, ou encore de gros chiffres sont-ils inscrits sur les portes, ainsi que, sur les murs, des emplois du temps avec des formes symboliques et des textes qui ne manquent pas d’attirer la curiosité des enfants qui veulent, très vite, en percer le secret.
Au fur et à mesure qu’ils grandissent, les enfants se voient, par ailleurs, pris en charge dans des ateliers de chant, de musique, de travaux manuels qui, tout en gardant des formes ludiques, constituent de vrais « groupes d’apprentissage ». C’est ainsi que le « jardin d’enfants » finlandais a pu apparaître à mon collègue Philippe Duval comme presque trop « scolarisé » : il s’attendait à des « parcours » plus souples faisant plus de place à l’initiative des enfants et à l’accompagnement du processus de subjectivation ; il y a vu une structure éducative déjà très formalisée où les enseignants investissent fortement la structuration des acquis, sans évaluation chiffrée évidemment, mais avec une insistance sur ce que nous nommons la « métacognition ».
Après le « jardin d’enfants », les élèves entrent à « l’école fondamentale » pour neuf ans (jusqu’à seize ans). Là, ils bénéficient d’un cursus dans des classes d’environ vingt élèves, encadrées par des enseignants qui, pour une part, assument « l’enseignement général » et le suivi de leurs élèves et, pour une autre part, enseignent une spécialité à laquelle ils se sont formés : menuiserie-ébénisterie, couture, musique, langues vivantes, arts plastiques, éducation physique, etc. Au cours des trois dernières années de « l’école fondamentale », la part des enseignements spécialisés augmente (physique, géographie, etc.) mais tous les élèves reçoivent un enseignement de plus en plus différencié en fonction de leurs réussites et difficultés, toujours sans notation chiffrée, mais avec une évaluation rigoureuse, nécessaire, d’ailleurs, pour leur apporter les remédiations nécessaires.
Puis, les élèves entrent au lycée d’enseignement général ou dans une école professionnelle. Ils peuvent obtenir l’équivalent de notre baccalauréat (« matriculation ») en deux à quatre ans, par un système de « modules » : il faut obtenir soixante-quinze modules puis passer un examen dans six disciplines fondamentales. Au fur et à mesure de leur cursus, les élèves gèrent de manière de plus en plus autonome leur scolarité tout en bénéficiant d’un encadrement « à la carte » nettement plus important que dans le système français.
Ainsi, des « enseignants spécialisés » sont-ils disponibles jusqu’à la fin du lycée : ils assistent au cours avec le ou les élèves en difficulté puis les reprennent, ensuite, pour un soutien spécifique. Il n’est pas rare, non plus, que des enseignants fassent cours à deux, ou bien qu’un « assistant » vienne les épauler. Et, même si l’on commence à voir pointer les effets de quelques restrictions budgétaires, le taux d’encadrement reste bien plus élevé que dans beaucoup de pays d’Europe… Ajoutons à cela ce qui est bien connu : les journées de cours s’arrêtent bien plus tôt que chez nous l’après-midi et sont prolongées par des activités encadrées par des animateurs dûment formés.
Tout cela s’effectue dans des établissements dont le mode de gestion, hérité de l’histoire – très courte – de ce pays est radicalement différent de ce que nous connaissons chez nous : quoiqu’astreints à respecter une « carte scolaire », tous les établissements de l’enseignement public sont gérés, en Finlande, comme nos établissements privés sous contrat : le chef d’établissement, lui même désigné par le conseil d’administration, embauche les personnels – enseignants et non-enseignants – et gère leur carrière ; il va « à la chasse aux financements » et, même si ceux-ci sont étroitement tributaires des décisions des collectivités territoriales, ils disposent d’une marge de manœuvre bien supérieure, dans ce domaine, à celle des chefs d’établissements de notre Éducation nationale.
On voit donc que les spécificités organisationnelles et institutionnelles de la Finlande sont telles que son système scolaire ne peut guère être transposé… D’autant plus qu’au-delà de ces éléments, c’est toute une réalité sociologique qui est fondamentalement différente. Cela va de la structure du finnois : langue complexe pour un Français mais constituée, en réalité, d’unités articulées de manière rigoureuses, sans exceptions orthographiques ou grammaticales, au rapport avec la nature, bien plus « intime » et « actif » à la fois que chez nos élèves français, jusqu’à la structure familiale où l’égalité « hommes / femmes » semble bien plus avancée et l’attention à l’enfance d’une toute autre nature… Reste néanmoins à regarder ce que l’école finlandaise peut nous apprendre et il me semble que c’est loin d’être insignifiant !
Le climat scolaire : ni soumission, ni transgression
Ce qui a le plus marqué Boris Cyrulnik, c’est le fait que les écoles, en Finlande, quel que soit le niveau d’enseignement, sont des lieux de vie et d’apprentissage particulièrement sereins et parviennent à trouver un heureux équilibre entre construction du cadre et formation à l’autonomie. C’est ce qu’il a identifié comme « la grande réussite » du système : un environnement éducatif sécure où les adultes assument leur fonction tutélaire sans complexe, mais sans autoritarisme excessif, garants des apprentissages et du développement de chacun, associant bienveillance et exigence. Pas de cris, aucune bousculade dans les couloirs, des déplacements toujours calmes d’élèves qui semblent occupés à une tâche précise et se comportent en respectant aussi bien les locaux que l’ensemble des adultes et leurs camarades de tous âges.
Certes, nous n’avons pas vu tous les établissements finlandais, ni même tous les établissements d’Helsinki et, sans doute, y-a-t-il des écoles ou des lycées où le climat est plus tendu. Certes, l’environnement géographique (les établissement sont souvent entourés de grands parcs) et les activités physiques auxquelles se livrent traditionnellement tous les élèves (luge, ski, course, natation, etc.), parfois plusieurs heures par jour, contribuent à apaiser l’atmosphère. Certes l’homogénéité sociale et culturelle des élèves est bien plus importante que dans beaucoup de nos établissements français (même si l’arrivée actuelle de dizaines de milliers de réfugiés fait évoluer rapidement la situation). Certes, en plein hiver – au moment où nous avons fait ce voyage –, la température est telle qu’elle impose, pour rentrer dans l’école, un rituel vestimentaire qui constitue, en lui-même, un sas grâce auquel les élèves peuvent assumer la rupture entre l’extérieur, avec sa multitude de sollicitations, et la « maison d’école » où doit régner « l’inversion de la dispersion »…
Mais tout cela, quoiqu’important, ne me paraît pas le plus déterminant. Si les élèves finlandais échappent au cycle infernal « soumission / transgression », s’ils ne sont pas contraints de se positionner en permanence entre, d’une part, l’obéissance passive, avec son mimétisme scolaire pour correspondre à l’archétype du « bon élève » (celui qui sait s’ennuyer poliment), et, d’autre part, la transgression de celui qui refuse les règles et agresse l’institution et ses responsables, parce qu’il ne sait pas vraiment à quel jeu on joue… si le climat scolaire est, tout à la fois, sécure et autonomisant, c’est que l’école finlandaise n’a pas, contrairement à nous, l’obsession de la « forme scolaire », mais cherche à construire un vrai « cadre éducatif ».
Se libérer de la « forme scolaire »
Pas d’obsession de la « forme scolaire », d’abord : le « modèle de la bonne classe » n’est, en rien, constitué par l’auditorium-scriptorium d’un groupe d’élèves faisant toutes et tous la même chose en même temps et de la même manière, sous le contrôle du maître… Ici, dans ce cours d’anglais, un fillette d’une dizaine d’année écoute et fait ses exercices cachée dans une cabane de feutre qu’elle a construite dans un coin de la classe et où elle s’éclaire avec une lampe de poche.
Certains de ses camarades, à côté, travaillent individuellement à leur bureau, tandis que d’autres, débattent autour d’une petite table ronde. Là, dans ce cours de lettres, les élèves lisent ou écrivent, font un panneau ou une bande dessinée avec, pour objectif commun, l’acquisition du vocabulaire de la forêt. Plus loin, dans un cours de mathématiques, le professeur donne une « leçon » difficile et demande à chaque élève de se concentrer : certains y parviennent en tricotant (la couture et le tricot sont enseignés aussi bien aux garçons qu’aux filles), une élève, identifiée comme particulièrement excitée, est assise sur un gros ballon qui lui permet de bien « se caler », d’autres élèves sont assis par terre, les jambes allongés et les yeux fermés. À peu près dans tous les couloirs et les espaces communs, on trouve des élèves qui travaillent seuls ou en petits groupes, non qu’ils aient été exclus d’une classe, mais parce que cet isolement a été décidé avec leur professeur… Et, dans tous les cas, la « classe » n’est pas une « sacro-sainte » unité : elle constitue un « groupe d’appartenance » qui se compose, se fractionne et se recompose en fonction des besoins des élèves…
Construire un « cadre éducatif »
Mais, pour que cela fonctionne sans basculer dans la confusion, voire dans le chaos, il faut – et c’est le cas – un « cadre éducatif » particulièrement structuré. Cadre environnemental d’abord : les écoles, les classes, les couloirs sont extrêmement bien décorés et cela à tous les niveaux, avec des travaux d’élèves, des panneaux d’informations à jour, des œuvres d’art et des citations affichées un peu partout.
Cadre matériel, ensuite, avec des « classes de spécialité » particulièrement bien équipées : quand on fait de l’enseignement ménager ou de l’ébénisterie (ce que font aussi tous les garçons et les filles), pas question de bâcler cela sur un coin de table, en fin de journée : ce sont des séquences de deux heures dans de vrais ateliers, de vraies cuisines, de vraies lingeries.
Cadre temporel également, marqué par des rituels forts : dans cette « école fondamentale » (la plus grosse du pays), un message d’accueil est diffusé tous les matins dans toutes les classes ; c’est, selon les jours, la présentation et le commentaire d’un court poème, une réflexion sur l’actualité ou un événement national important… l’occasion de se mettre toutes et tous au diapason et d’incarner cette « culture commune » assez introuvable chez nous ; ce sont aussi des informations sur la vie de l’école et, en particulier, les délibérations et décisions sur la gestion du budget participatif.
Dans ce lycée, c’est, un matin par semaine, une présentation artistique, par un petit groupe d’élèves, avec l’impératif que chacune et chacun y passe à son tour ; c’est aussi l’obligation, pour tous les lycéens, une fois par an, de passer une journée entière à travailler à la cuisine et au service de la cantine, une journée à l’entretien et une journée au centre de documentation.
Partout, les élèves en équipes assument des responsabilités au service du collectif ; les plus grands sont « parrains » ou « marraines » des plus jeunes et les épaulent dans leur travail scolaire comme dans la conduite de leurs projets. Partout, un travail est mené régulièrement sur le « faire ensemble » et ses conditions. Des programmes de prévention contre toutes les formes de harcèlement sont mis en place et des rencontres sont organisées, régulièrement, avec les parents : outre les réunions collectives, chaque trimestre, l’ « enseignant responsable de classe » a un long entretien avec chaque élève et ses parents pour faire le point avec le support de la « fiche individuelle d’instruction ».
Les finalités avant les modalités
En réalité, le rapport entre « la forme » et « le cadre » est inversé au regard de ce que nous connaissons chez nous le plus souvent.
La « forme scolaire » (notre classe « traditionnelle ») n’est qu’une modalité parmi d’autres, tandis que le caractère éducatif du « cadre » est une finalité assumée par l’équipe des adultes : ces derniers le construisent et le portent ensemble, solidairement, et en sont collectivement responsables. Tous se sentent concernés et légitimes pour intervenir, à chaque instant et dans tous les espaces, sur les enjeux éducatifs de l’enseignement.
Des rencontres hebdomadaires de travail entre les professeurs sont prévues à l’emploi du temps et la « visite » dans la classe d’un collègue, pour voir comment il travaille et en parler avec lui, est monnaie courante. Bref, les élèves ont en face d’eux un collectif d’adultes et non une juxtaposition de spécialistes affectés à différentes « tranches » de leur engagement scolaire : les différentes matières, la socialisation, la citoyenneté, la morale, etc.
Et l’on aurait tort de croire que tout cela se fait au détriment des acquisitions. Même si l’école finlandaise « baisse » légèrement dans le classement PISA, elle reste, aux yeux des évaluations internationales, très efficace. Mais ce n’est pas tout : il me semble que toute une dimension historique, culturelle et citoyenne – que PISA ne sait pas vraiment prendre en compte – est ici très présente. Sans compter une véritable « éducation à la paix », sans « pacification » artificielle par des systèmes de contention ou de répression auxquels nous sommes toujours tentés de faire appel en dernier recours pour sauver les apparences. Les « sanctions » sont néanmoins présentes (les « retenues » existent et sont même nommées là-bas « détentions »), mais, d’une part, elles fonctionnent positivement tout autant – si ce n’est plus ! – que négativement et, d’autre part, quand elles sont négatives, elles comportent systématiquement une dimension de « réparation ».
Passer de la forme scolaire au cadre éducatif
Ainsi, si l’on s’efforce, au-delà des phénomènes d’idéalisation, inhérents à toute « visite » dans un cadre dépaysant, de dégager une « leçon » possible de l’école finlandaise, c’est bien que nous pouvons – nous, ici et maintenant – nous émanciper plus délibérément des « normes » de la « classe homogène » et de ses corollaires inévitables (détection / dérivation des « inadaptés » vers des systèmes de plus en plus extérieurs… et payants !), pour nous recentrer sur la construction d’un cadre éducatif « sécure » au sein duquel l’acte d’apprendre est porté par l’exigence des adultes et suscite le désir de grandir, de comprendre et d’habiter pacifiquement le monde.
Je suis convaincu que beaucoup peut être fait dans ce sens : en France, l’école maternelle, mais aussi de nombreuses écoles primaires inspirées de Freinet ou de Cousinet, des collèges « expérimentaux » et des « micro-lycées » ont ouvert la voie. La « pédagogie différenciée » y est monnaie courante.
Un nombre important d’enseignants – qui vivent, de plus en plus, la « forme scolaire » comme une pesanteur insupportable et s’épuisent à en maintenir les apparences – ne demandent pas mieux que de s’avancer dans cette voie. Il serait dommage – et grave pour notre avenir ! – de les décevoir.
Philippe Meirieu