Comment apprendre à des jeunes à ne pas se laisser influencer par la seule émotion face à l’information lorsque l’on voit que les adultes eux-mêmes sont parfois prisonniers de l’actualité de l’instant, du moment, relayée voire amplifiée par les médias de toutes formes ? Outre une approche fondée sur le scepticisme critique, l’approche systémique donne quelques clés pour guider l’action.
Quelques faits simples observés au cours des dernières années confirment deux points la place de l’émotion et celle des médias :
– Dans une entreprise de formation de petite taille, une affiche est apparue au lendemain du tsunami en Asie du sud-est proposant que le collectif fasse un geste, cela ne s’était jamais produit dans les années précédentes. Quelques temps plus tard un évènement similaire ne provoquait lui aucun appel à la solidarité. Et depuis au grè des émotions, tantôt quelque chose, mais le plus souvent, rien.
– Un récent article, note de l’IPP évoquait le fait que les décisions de justice étaient impactées par les évènements tragiques médiatisés la veille.
– Lors des évènements tragiques du 13 novembre à Paris, la couverture médiatique a été telle qu’un évènement similaire (en de nombreux points d’ailleurs) s’était produit la veille à Beyrouth, au Liban et a été largement passé sous silence montrant ainsi la hiérarchisation de l’émotion.
Pour l’éducateur, un nouveau contexte a émergé au cours des quinze dernières années : la baisse de l’audience (et de l’influence ?) des médias de flux (journaux, radio, télévision) au profit des médias interactifs (sites web, forum, réseaux sociaux, blogs etc..). Ce nouveau contexte laisse entendre une perte d’influence des premiers au profit des seconds, mais on peut observer que les médias interactifs sont désormais largement pris en compte par les médias de flux. Or ces derniers gardent une influence réelle mais dont l’impact est lié à leur capacité à prendre en compte « la vie des réseaux ». La diffusion de l’information articule ainsi la méthode traditionnelle basée sur le modèle des équipes rédactionnelles et le suivi en temps réel des retour d’usagers par l’observation des réseaux sociaux numériques perçu comme « indicateur de température émotionnelle » et aussi comme argumentaire de légitimation d’un choix éditorial : « on a raison d’en parler quand on voit le retentissement que l’information a sur les réseaux sociaux.
Le préalable à l’analyse critique est, pour certains, la connaissance fine des mécanismes sous-jacents comme ceux que nous venons d’évoquer. L’efficacité de cette approche n’est pas vérifiée. Expliquer le comment technique n’est pas le point de départ efficace, c’est même parfois une aseptisation du sujet abordé. Sans négliger cette approche qui doit émerger à un moment ou à un autre, il faut d’abord parler d’une posture essentielle : celle du doute, le scepticisme a priori. Une telle approche n’est pas une fin, c’est un point de départ. Apprendre à accepter comme provisoirement valable une information, c’est d’abord la mettre en question puis accepter, à partir d’éléments convergents, d’en faire un « fait » provisoirement admis comme tel. Même si une information n’est pas un fait, mais une traduction d’un fait, il est important de ne pas « délier » complètement les deux. Ce serait nier l’intention des mécanismes de transformation du fait en information (son éditorialisation). Le questionnement de l’information, c’est une démarche qui tend à « refroidir » l’émotion sans pour autant la mettre de côté. Ce questionnement débouche sur une procédure de vérification. Le piège peut-être alors celui du « parti-pris » : je cherche une vérification qui me convient, qui soit en accord avec ce que je crois. Je ne m’aventure pas du côté des opinions contraires.
L’approche systémique vient compléter l’approche par le doute en contraignant à une démarche qui ressemble à un « inventaire du contexte« . Loin de la simple liste des éléments, c’est aussi leur mise en relation. La représentation des informations en passant par une carte avec annotation semble une bonne piste pour expliciter le système. La construction d’une carte conceptuelle avec annotations (qui qualifie la relation entre les termes) est particulièrement riche pour préparer un débat, analyser une controverse, faire un état de l’art ou au moins un repérage de ce qui se fait. La force des liaisons annotées c’est justement d’exprimer les relations et donc de nommer les mécanismes du système analysé. On trouvera ici un cours assez complet (et complexe un peu) pour développer ce genre d’analyse (on y regardera surtout la présentation du logiciel G-Mot).
Revenons enfin aux émotions. Nous commencerons par les différencier de l’affection ou des affects. Les émotions appartiennent au domaine du ressenti. De ce fait elles sont à la surface de ce qui, profondément marque le psychisme. C’est pourquoi, sans séparer la surface et la profondeur, il ne faut pas confondre les deux. La faiblesse du ressenti est sa perméabilité à des influences multiples, dont les médias. Or c’est cela qui nous amène à alerter les éducateurs sur ces frontières que parfois on ne peut délimiter. Lorsque l’émotion touche à l’affect, il est bien difficile de la dépasser (cf. Le rectangle bleu de Britt Mary Barth). Mais une société de l’émotion (cf. l’allusion aux jugements d’assise ci-dessus) serait profondément injuste et probablement violente. Sans tomber dans la froideur de la seule raison voire rationalité, il est nécessaire que l’éducateur, l’enseignant, soient en mesure de permettre aux élèves de distinguer les niveaux de lectures des informations s’il veut leur permettre d’entrer dans l’apprentissage. Au risque de les abandonner aux illusions ou aux croyances aveugles. Le numérique a embrouillé le paysage informationnel, il l’a complexifié. Désormais le travail de « déconstruction » ne se suffit pas de la rationalité, il faut aussi resituer l’émotionnel.
Bruno Devauchelle