Dans une société, la nôtre, qui compte plus de 3 millions de chômeurs, menaces de licenciements et risques de fermetures d’entreprises ne relèvent pas de l’imagination excessive de scénaristes portés au pessimisme. Ces maux sont notre lot commun. En imaginant les aventures tragi-comiques d’un chômeur de longue durée, soutien de famille, le réalisateur Benoît Graffin n’élude pas les dégâts psychiques ni les dommages ‘collatéraux’ provoqués par une situation aussi déstabilisante. Pour répondre à la question lancinante -‘que faire quand on a tout perdu ?’-, il choisit les armes du rire ravageur, de la cocasserie loufoque : au bord du gouffre, son héros fragile, soutenu par une femme épatante et deux enfants inventifs, traverse l’épreuve cruelle comme s’il participait à un jeu de pistes, plein de pièges et de chausse-trappes. « Encore heureux », comédie corrosive et tendre à la fois, se présente à nous avec le masque de la légèreté et de l’humour. Mais, derrière les apparences du ‘happy end’, le cinéaste nous invite à une réflexion tonique sur la viabilité de la famille frappée dans ses fondements, sur la relativité de la morale et de la loi, aux prises avec le séisme de la perte d’emploi, le déclassement social et le déséquilibre affectif qui s’en suivent.
Le père retiré sous la tente
Un prélude ludique en forme de tableau idyllique de l’harmonie familiale. Dans un vaste espace, le père (Edouard Baer) explique à son jeune garçon comment fermer la glissière de la tente d’indien déployée n plein salon et s’isoler ainsi des autres. Quelque temps et un licenciement plus tard, nous retrouvons toute la famille confinée dans un studio, la mère (Sandrine Kiberlain) aux fourneaux et le père sommé de venir à table, s’il consent à quitter la tente sous laquelle il s’est installé, transformant cette dernière en espace privé où se réfugier. Répondant à l’appel impatient de sa femme Marie, sous les regards gênés d’Alexia et de Clément, ses enfants, Sam, cadre au chômage depuis deux ans, visage mal rasé, cheveux ébouriffés, se met à table. Nous comprenons assez vite que face à l’immaturité et l’inconséquence de son mari (qui ne fait plus semblant de chercher du travail), la jeune mère de famille doit déployer des trésors d’imagination pour assurer la subsistance de la petite communauté. Menus services rendus à la voisine (une vieille dame très riche, acariâtre et professeure de piano à ses heures) en échange de ‘leçons’ pour sa fille préparant un concours musical, stratagèmes utilisés dans les grandes surfaces pour faire les courses alimentaires à moindre frais avec la complicité des enfants…La jolie blonde délurée n’a pas le temps, croit-elle, de céder aux avances d’un séduisant inconnu, rencontré entre deux rayons du supermarché.
Des ennuis à la pelle, des inventions à revendre
A la maison, la tension monte. Lorsque Marie assure que ‘Papa va retrouver du travail’, Clément commente avec lucidité : ‘tu dis ça à chaque fois’. La concierge distribue une lettre annonçant un avis d’expulsion et s’étonne à peine de voir le père éparpiller le contenu des poubelles de l’immeuble à la recherche d’objets à revendre par le biais d’un site marchand sur internet. Mais c’est Alexia qui va se monter la plus ingénieuse dans son souci de favoriser le développement du commerce initié par son père. Il serait criminel de révéler de quelle dérangeante façon elle y parvient. Retenons surtout qu’elle fournit au père l’opportunité d’offrir cadeaux de rêve et dîner de gala à toute la famille. Sam, à cette (luxueuse) occasion, confie à son épouse, les yeux à nouveau remplis d’étoiles : ‘c’est Noël, soyons fous…Je préfère passer pour un fou que pour un minable’. De petits arrangements avec la loi en grandes transgressions, nous tairons encore les raisons qui conduisent les parents à quitter leur appartement, à prendre la fuite avec les enfants et à kidnapper Louise, la grand-mère maternelle (pensionnaire contrariée d’une maison de retraite réfrigérante et interprétée avec maestria par Bulle Ogier).
Déplacement d’un cadavre dans une malle en osier, déguisements et usurpations d’identités, injures à l’encontre des forces de l’ordre, l’équipée rocambolesque des évadés, appuyés par une grand-mère facétieuse qui n’a pas froid aux yeux, prend des allures de robinsonnade. Sam, réveillé de son inconscience enfantine retrouve l’énergie d’un battant, amoureux de Marie et père aimant, soucieux de l’avenir de ses enfants. Ainsi, au lieu de courir les routes afin de ne pas tomber entre les mains d’autorités en tous genres, Alexia obtient-elle de se séparer du groupe : elle arrive à temps pour participer au concours de piano tant désiré. Impossible de dévoiler l’invraisemblable vérité sur la manière dont la famille au grand complet trouve, dans une grande maison à la campagne, le chemin (buissonnier) de la sérénité, sans enfreindre ouvertement la loi.
Un casting époustouflant
Edouard Baer, en père immature, éternel joueur rusant avec l’infortune, nous touche. Sandrine Kiberlain, mère fatiguée de vivre dans la dèche, débrouillarde et imprévisible, interprète aussi à ravir les intermittences du cœur chez une femme lasse des fantaisies de son mari et prête à tomber de nouveau amoureuse de lui au premier exploit réussi. La comédienne se dit emballée par le ‘culot’ du réalisateur. A ses yeux, il a pris de grands risques en choisissant de ‘faire rire de la descente aux enfers d’une famille victime du chômage’. Des interprètes comme Bulle Ogier, en mamie qui fait de la résistance, Ghislaine Londez en concierge, gardienne de l’ordre sortant des clous pour suivre son rêve, et les deux enfants (Carla Besnaïnou, Matthieu Torloting) qui tiennent la dragée haute aux professionnels aguerris, composent ainsi un casting détonant au service d’une fable sociale, décalée et foutraque. Profitons d’un plaisir rare : la comédie acide de Benoît Graffin assume son titre avec panache, « Encore heureux ».
Samra Bonvoisin
« Encore heureux », film de Benoît Graffin-sortie le 27 janvier 2016
Sélection officielle du festival de l’Alpe d’Huez 2016