« Je pense que l’éclectisme est un élément qui peut me définir, ce qu’on ne manque pas de me retourner en me disant que je me disperse. J’estime au contraire que c’est la marque d’un esprit curieux, qui me semble (devoir) être l’une des caractéristiques de tout enseignant qui se respecte. » Professeur d’histoire-géographie au lycée Paul-Claudel, à Laon, depuis 1989, Frédéric Stévenot a connu les balbutiements du numérique dans cette discipline. Il évoque son parcours.
Quel parcours avez vous fait dans l’institution scolaire ?
J’enseigne l’histoire-géographie au lycée Paul-Claudel, à Laon. Après des études d’Histoire à Reims, et avoir été attaché territorial au Conseil général de l’Aisne (un peu plus d’une année), j’exerce depuis 1989. On m’a aussi confié une mission éducative aux Archives départementales de l’Aisne, que j’ai occupé huit ans, ce qui m’a permis de mieux connaître le département, de travailler avec des collègues du primaire et du secondaire sur des thèmes très divers. Quand il me reste un peu de temps, je fais de l’ULM et du vélo (davantage).
Ainsi, j’ai organisé une approche sensible du Chemin des Dames avec mes Premières. Le vélo permet de s’arrêter très souvent, de circuler en toute sécurité à une vitesse qui permet de mieux voir les choses, de les sentir, de les entendre : tous les sens sont mobilisés. Cela nous a permis d’appréhender l’organisation de ce secteur du point de vue géographique, mais aussi, évidemment, historique. Les élèves ont constitué un dossier numérique à partir des notes et des photographies qu’ils ont prises en cours de route. Ceux qui sont restés au lycée en ont fait autant, mais à partir d’une documentation qu’ils ont rassemblée au CDI. Et cela nous sert désormais : on a pu travailler sur les enjeux liés au Center Parcs de l’Ailette, en allant jusqu’à réaliser un schéma cartographique. Le numérique et le vélo, ça peut fonctionner ensemble.
Je pense que l’éclectisme est un élément qui peut me définir, ce qu’on ne manque pas de me retourner en me disant que je me disperse. J’estime au contraire que c’est la marque d’un esprit curieux, qui me semble (devoir) être l’une des caractéristiques de tout enseignant qui se respecte.
Pouvez vous nous parler de votre façon d’utiliser Internet et les réseaux sociaux dans votre pratique professionnelle ?
En 2001-2002, Gilles Fumey, alors IPR, m’a confié l’administration du site d’histoire-géographie (et éducation civique) de l’académie d’Amiens, avec pour mission de le repenser complètement. Ce site académique est rapidement devenu l’un des plus consultés du pays (j’en ai été le premier surpris), ce qui devait peut-être à sa structure dite « dynamique » (pour résumer, le modèle des pages — le « squelette » — reste en place, et seuls le texte et les illustrations changent), et surtout au contenu fourni par des collègues qui rendaient compte de leur propre expérience. Les services du rectorat ont SPIP pour l’ensemble des sites disciplinaires, mais n’ont pas tardé à en retirer la gestion technique à ceux qui les administraient, pour des raisons de sécurité. C’était me retirer tout le plaisir que j’avais eu jusque là, et sans un mot de remerciement. Peu après cette rentrée, j’ai appris qu’on cherchait quelqu’un d’autre pour me succéder, sans même m’avoir consulté. Après m’être autant investi (et à l’excès…), j’en ai conçu une grande amertume (euphémisme poli…).
Pour parvenir à mieux maîtriser SPIP, j’ai conçu un site pédagogique personnel à l’usage de mes élèves (et les autres qui voudraient l’utiliser). Je m’en sers (de moins en moins, à vrai dire) pour y déposer des documents utilisés en cours ou destinés à le prolonger, des corrections d’évaluation, des tutoriels, des QCM (à titre expérimental), des liens vers des « podcasts » que j’avais réalisés (toujours à titre expérimental) pour les élèves les plus en difficulté. Cela leur permet de retrouver hors de la classe, à un moment qu’ils choisissent, le cours avec les documents ou un point particulier (comment fonctionne un régime parlementaire), mais avec la possibilité de l’interrompre, de revenir en arrière (ce qu’on fait difficilement en cours, faute de temps), répéter la séquence, etc. Le QCM était conçu pour s’auto-évaluer. L’idée sous-jacente était d’entrer dans la pédagogie inversée, mais cela n’a pas pris, pour différentes raisons.
De temps en temps, quand cela s’y prête, mes élèves utilisent leur smartphone (ce dont je suis personnellement dépourvu, mais sans en ignorer quelques utilisations). C’est assez limité pour l’instant, mais je pense qu’on a un outil qui peut être intéressant dans un contexte pédagogique précis, ce qui est un principe d’ailleurs valable pour tout : l’outil ou la méthode-à-tout-faire n’existe pas. On peut donner un dossier documentaire aux élèves, et les délaisser pendant une heure : on a l’impression qu’ils travaillent en autonomie, mais quel est l’intérêt de les faire travailler sur un ordinateur, et à quoi sert l’enseignant ?
En début d’année, par exemple, je demande à chacun de m’adresser un mail pour que je puisse récupérer l’adresse : cela me permet de donner des informations, de faire des rappels, d’apporter des précisions, etc. Le message reçu, j’en informe directement son expéditeur. Lors d’une initiation à la prise de notes ou un travail cartographique, je demande aux élèves de photographier leur production ; on la transfère sur mon ordinateur (par le biais d’un simple câble USB ou en WiFi, mon portable servant alors de borne temporaire) ; j’en projette quelques exemples à partir desquels on détermine les éléments positifs et ce qui reste à améliorer. Cela nous permet, ensemble, de mieux cerner les critères qui font une prise de notes efficace ou un bon croquis. Enfin, le smartphone peut remplir certaines fonctionnalités du TBI (que je n’ai jamais réussi à trouver satisfaisant, faute de correspondre à mes besoins, ce qui surprend mes collègues) : lors de la réalisation d’un croquis d’interprétation sur le tableau blanc, avec de vrais feutres, il est possible d’en photographier le résultat et de le revoir chez soi. La limite de ce genre d’utilisation tient à la taille du cliché et à sa qualité. En revanche, les smartphones ont servi avec plus d’efficacité comme appareils de prises de vue (photos, petits films) ou enregistreur sonore lors de notre expédition cycliste sur le Chemin des Dames.
Cette année, dans le cadre des TRAAM, j’expérimente le webdocumentaire dans un enseignement d’exploration en Seconde que je partage avec mon collègue de Lettre, Sébastien Lemerle. Nous avons voulu profiter du thème du concours national de la Résistance et de la Déportation et faire travailler notre groupe sur la question « Résister par la poésie ». Les élèves ont sélectionné et analysé un poème, choisi dans une sélection qui leur était proposée ; nous sommes en train de les enregistrer (avec Audacity) ; nous placerons l’enregistrement dans un document créé avec Scenari (module Webdoc), avec une notice biographique, des éléments graphiques, etc.
Pouvez vous nous dire, pour finir, comment vous concevez l’enseignement de l’histoire-géographie dans le secondaire ?
En vingt-six ans d’enseignement, les choses ont énormément évolué dans les lycées (je connais beaucoup moins bien les collèges). Si l’introduction des outils numériques n’y a pas peu contribué, les mutations du public constitué par les élèves et les aspirations des enseignants ont beaucoup compté dans ce mouvement. Le cours magistral avec très peu d’interactions, tel que j’avais pu l’avoir quand j’étais lycéen, est définitivement mort : certains peuvent le regretter, mais c’est ainsi. Cette formule peut être un cours « dialogué », ce qui signifie que l’élève intervient spontanément (quitte à s’y autoriser) pour poser une question, s’étonner, faire une réflexion, intéressante ou pas. Autrement dit, il devient réellement actif : il s’intéresse ; il s’investit. L’enseignement dispensé doit alors permettre de répondre à ces sollicitations (qu’il faut encadrer), mais aussi motiver les élèves qui ne le sont pas suffisamment, ceux qui sont passifs ou complètement désintéressés (une hétérogénéité qui est une autre marque de l’évolution constatée)
Et le seul moyen consiste à avoir une pédagogie dite « active ». Cela commence par l’utilisation de documents dans les manuels, photocopiés ou projetés, que les élèves travaillent à l’aide de consignes. Peu à peu, ils doivent acquérir une certaine autonomie, que ce soit vis-à-vis du discours tenu (d’où l’intérêt d’être initié à la prise de notes) ou des méthodes d’approche des documents. Tout cela est profondément guidé par les exercices du baccalauréat, auxquels je prépare les élèves progressivement à partir de la Seconde. Mais au-delà de cette seule contingence, qui mobilise trop d’énergie à mon avis telle qu’elle est actuellement conçue et perçue par les élèves et leurs parents, il y a un objectif culturel, à savoir mieux comprendre le monde dans lequel on est, et donc avoir des clés d’explication. J’ai constaté (comme beaucoup d’autres) que les élèves connaissaient assez mal leur propre région : je ne parle même pas de la Picardie, mais du Laonnois. Ils y circulent, mais je n’ai pas l’impression qu’ils aient des repères faisant réellement sens, qu’ils soient géographiques ou autres. Ainsi, l’expédition à vélo que nous avons faite sur le Chemin des Dames a permis à la plupart de découvrir un secteur géographique autrement : ce n’était qu’un banal paysage jusque là, que l’on apprécie seulement d’un point de vue esthétique. Maintenant, ils ont quelques éléments de connaissance pour mieux en saisir les subtilités, comprendre les différences dans l’architecture, dans la répartition des activités, et ce qui contribue à les expliquer. Ils perçoivent mieux ce qu’on entend par « atouts » et par « contraintes », sans tomber dans le déterminisme géographique, car l’homme dispose d’une marge d’intervention non négligeable.
Je pense que ce genre de sortie, très économique, très soucieuse de l’environnement (c’est de circonstance, avec la COP21), qui demande quelques efforts physiques (mais qu’on peut gérer assez facilement), est quelque chose qui mériterait d’être développé. Cela demande un peu de temps et surtout une réflexion sur les retombées pédagogiques et les parties du programme que l’on peut travailler. Mais on développe son propre parcours, qui correspond à ses propres besoins : on est loin des formules touristiques prêtes à êtres consommées vendues par les agences, qu’on ne maîtrise pas.
Au-delà, comprendre son propre environnement, c’est aussi pouvoir se l’approprier et pouvoir y intervenir : cela me paraît essentiel pour des citoyens en gestation, qui doivent être formés à avoir un recul critique. La géographie et l’histoire répondent alors à un besoin social indispensable, même si les élèves n’en ont pas forcément conscience.
Enfin, j’ai montré la place qu’occupent les outils numériques dans ma pratique et celle de mes élèves. Cela facilite les choses, les accélère, permet d’obtenir une certaine qualité, autorise à se tromper. Mais cela demande un investissement de la part des enseignants et des élèves, à la fois pour maîtriser la partie technique, et aussi pour réfléchir à ce l’on fait et ce que l’on obtient. Il est de bon ton d’imaginer les adolescents comme des êtres particuliers, pour qui l’informatique n’a pas de secret : la fameuse « génération Y ». C’est un raccourci trompeur : si les instruments sont très répandus, il n’empêche qu’il faut être initié à leur manipulation et sensibilisé aux enjeux. De la même façon, tout le monde n’est pas équipé : la « fracture » numérique existe encore. Il s’agit d’éviter de créer des discriminations, mais aussi d’encourager à avoir le matériel du dernier cri.
Propos recueillis par Jean-Pierre Meyniac
Le site de Frédéric pour ses élèves de Laon
Une version longue de cet entretien paraitra dans Le Café Mensuel de janvier.