Quelles sont les motivations profondes des hommes et des femmes engagés dans l’action dite humanitaire ? Dans quelles circonstances, est-il permis d’interroger les fondements d’un tel investissement au service des autres ? En s’inspirant de la malencontreuse expédition des membres de ‘L’Arche de Zoé’ partis au Tchad en 2007 chercher des orphelins voués à l’adoption par des familles françaises, le réalisateur Joachim Lafosse n’y va pas main morte. Ses « chevaliers blancs », portés jusqu’à l’aveuglement par la prétendue noblesse de leur mission, en oublient la loi des hommes et les valeurs altruistes, supposées sous-tendre leur projet. Entre une interprétation caricaturale des ‘pieds nickelés’ en Afrique et une version tragique des ‘aventuriers de l’arche perdue’, le cinéaste ne tranche pas mais il se situe ouvertement ‘du côté des Africains’. Sa chronique d’un fiasco annoncé porte un regard âpre, cruel, presque clinique, sur les dérives d’un engagement dévoyé et ses conséquences désastreuses en particulier pour les populations des pays, victimes d’une interprétation douteuse du ‘droit d’ingérence’.
Le campement des Blancs en plein désert
Dans un nuage de poussière, sous un soleil de plomb, transportés par camion jusqu’à leur campement (des locaux inoccupés, réhabilités pour l’occasion), quelques hommes et femmes, membres de l’ONG ‘Move for kids’ débarquent en plein désert dans un pays (indéterminé) d’Afrique en guerre. L’intermédiaire (Reda Kateb) qui les accueille, échange avec le chef de l’expédition, Jacques Arnault (Vincent Lindon) : le premier au service du second qui dirige le groupe est payé pour assurer le soutien logistique (avions et camions destinés aux déplacements) et les relations avec les ‘locaux’, en particulier les chefs de village. La petite équipe de Français (dont u médecin, une infirmière et une ‘reporter’ munie d’une caméra) s’installe donc au milieu de nulle part et passe sa première soirée à reprendre en chœur la chanson de Julien Clerc ‘Ce n’est rien’.
Nous saisissons assez vite l’objectif de l’ONG : extraire de ce territoire déchiré par la guerre 300 orphelins pour les emmener en France où les attendent des parents en mal d’adoption, lesquelles ont participé au financement et payé 2200 euros par enfant. Sur le terrain, la première sortie de l’association dans un village fonctionne comme un révélateur. Juché sur un camion, devant une foule rassemblée, Jacques Arnault, d’une voix tonitruante, explique (traducteur à l’appui) que le groupe recrute quelques personnes sur place –destinées à aider à la cuisine, l’infirmerie et la garde des enfants) et qu’il ‘n’y aura pas de travail pour tout le monde’. Une fois la demande satisfaite et le recrutement effectué, le Français repart sans se retourner ni chercher à nouer quelque lien avec les villageois côtoyés pour l’occasion.
Manipulations et menaces en tous genres
A l’instar de cet épisode, chaque ‘expédition, menée (en avion de tourisme ou en cortège de camionnettes, parfois l’objet de tirs nourris) dans les villages alentour pour récupérer les orphelins promis par l’intermédiaire, s’apparente à l’irruption brutale d’un commando dictant ses exigences : de ‘vrais’ orphelins, âgés de moins de cinq ans. Deux conditions bien difficiles à remplir, compte tenu du contexte de guerre déchirant le pays, éparpillant ls familles, et de l’absence de registre d’état civil. Les prétendus humanitaires n’en ont cure et leur leader fier-à-bras ne cesse de fustiger l’incompétence de l’intermédiaire, la duplicité des chefs de village et d’opposer un refus intransigeant aux mères désirant confier leurs enfants afin de leur assurer un avenir meilleur.
Les représentants de l’ONG se déplacent en effet sur le territoire en racontant aux populations locales qu’ils choisissent des enfants pour leur offrir nourriture et éducation jusqu’à leur majorité au sein d’un internat construit sur place. Le véritable objectif (le départ sans espoir de retour des petits africains pour la France à bord d’un Boeing spécialement affrété à cet effet programmé dans quelques semaines) reste un secret exclusivement réservé à la petite communauté de Français et dissimulé aux employés locaux partageant leur vie quotidienne.
Au fil des déconvenues et des dangers traversés, l’ONG est placée face à ses contradictions internes et aux incohérences d’un projet humanitaire reposant sur une immense tromperie. Nous voyons les membres de l’équipe palabrer, parfois tiraillés par une prise de conscience fugitive ou définitive (l’un renonce et s’en va), violemment ramenés à leur objectif prioritaire par le chef au charisme vacillant, à l’aveuglement constant. Même la prétendue réalisatrice (Valérie Donzelli) associée au groupe s’accroche à une conception du reportage rigide, dénuée de sens : elle filme tout sans discernement mais refuser, par exemple, de montrer des images susceptibles d’aider les membres de l’équipe à identifier les origines des enfants. En dépit d’un malaise grandissant, tous se veulent cependant soudés autour de la mission qu’ils se sont donnée. Entraîné par un leader muré dans ses certitudes, ils mènent jusqu’au bout (à la catastrophe) leur ‘scenario’ fou, pétri de mensonge et de duplicité, au mépris des populations concernées.
La mise en scène cruelle du retournement des valeurs
L’acteur Vincent Lindon (impeccable dans le rôle du chef de l’ONG) évoque l’égarement de son personnage, convaincu d’être un ‘sauveteur’ se muant rapidement ‘en sauveur, aveuglé par l’ivresse narcissique de se voir en train de faire le bien’. Outre un casting réussi, les partis pris de mise en scène mettent au jour avec acuité la vraie nature de de la folle équipée de ces ‘chevaliers blancs’ opérant sans aucune connaissance ni intérêt pour la société dans laquelle ils font intrusion. Rien ne nous est montré des préliminaires en France ni des événements qui suivront leur arrestation par des hommes en armes sur la piste menant à l’aéroport. Le cinéaste situe la fiction en territoire africain exclusivement, dans le temps (ramassé) au cours duquel le rêve insensé de ces aventuriers de pacotille se fracasse au contact d’une réalité qu’ils ne veulent pas voir.
Au gré des rebondissements, dramatiques, traversés par la composition imposante du groupe musical Apparat, l’écart se creuse sous nos yeux entre l’objectif humanitaire revendiqué par l’ONG (sauver des orphelins africains d’un pays ravagé par la guerre en faisant le bonheur de parents français futurs adoptants) et les moyens utilisés pour y parvenir. En un sens, le groupe parle dans le désert et, lors des échanges avec la population locale, leur chef donne des ordres et ‘fait la loi’, comme le souligne le réalisateur. A ce titre, l’intermédiaire local (incarné avec justesse par le grand comédien Reda Kateb) est le seul à mettre Jacques Arnault et sa petite bande d’illuminés face à des vérités dérangeantes : leur ignorance du pays, leur arrogance de Blancs, leur quête obscène de petits Noirs conformes à l’adoption. En filmant l’immensité rougeoyante et la chaleur sèche du désert, la beauté inquiète de certains visages d’africaines silencieuses, Joachim Lafosse suggère tout ce que les missionnaires autoproclamés du bien ne voient pas.
Ainsi, en refusant de s’en tenir à une reconstitution documentée du fait divers tristement célèbre, le réalisateur des « Chevaliers blancs » conduit les spectateurs à interroger en profondeur l’engagement –en Afrique, entre autres pays- des ‘occidentaux qui agissent au nom de l’humanitaire et de la démocratie’. Un film instructif, apte à susciter le débat.
Samra Bonvoisin
« Les Chevaliers blancs », film de Joachim Lafosse-sortie le 20 janvier 2016
Prix du meilleur réalisateur, Horizontes latinos, sélections des festivals de San Sebastian et Toronto