Par Antonina Bourbier
C’est une mauvaise période pour le russe. Notre discipline subit des coupes budgétaires, des réductions de postes, voire la démotivation des élèves jugeant la langue trop difficile et ayant parfois une attitude de consumérisme vis-à-vis du russe. La question que tous les professeurs de collège se posent est celle du recrutement de nouveaux élèves en 5°. Depuis la suppression des classes bilangues, le bilan n’est pas réjouissant. Il y a peu (le mot est faible) d’écoles élémentaires proposant le russe. Pourtant, l’apprentissage des langues doit être précoce, dès la maternelle dans l’idéal.
Le système n’apparaît pas non plus adapté aux enfants bilingues. Or beaucoup de ces enfants viennent dans nos établissements pour maintenir la langue de leur culture d’origine. A cause du manque d’écoles ou collèges de proximité proposant le russe en langue vivante, les enfants bilingues (et non seulement) n’ont pas tous accès aux cours institutionnalisés dans le cadre scolaire.
Alors des parents motivés s’associent et créent des structures où leurs enfants peuvent s’épanouir et pratiquer le russe non seulement dans le milieu familial mais aussi entre enfants du même âge. Dans ces « écoles » oeuvrent des enseignants qui ne font pas partie du système scolaire mais qui défendent la langue et la culture russe tant sur le plan intellectuel que sur le plan affectif. Dans ce mensuel, nous avons essayé de mettre en lumière le travail de ces « écoles russes » à travers l’exemple de l’association russe « Chkola » à Lyon. Cette école associative accueille, pendant le temps périscolaire, des élèves qui grandissent dans une situation de bilinguisme. Les objectifs principaux de l’école sont l’enseignement du russe aux enfants bilingues et l’organisation d’activités culturelles et éducatives.
Pour plus d’informations, vous pouvez consulter le site de l’association :
Chkola
http://chkolalyon.blogspot.fr/
Nous avons rencontré la Présidente de l’Association ainsi qu’une enseignante qui nous a accordé une interview. La Vice-Présidente de l’Association témoigne également en qualité de parent d’élève.
« Face à la difficulté de pouvoir faire ouvrir une section bilingue russe à la Cité Internationale de Lyon, quelques familles franco-russes lyonnaises, soucieuses de donner des bases culturelles et linguistiques à leurs enfants, ont créé, en 2004 l’Association Lyonnaise pour les enfants russophones.
Aujourd’hui l’association accueille environ 150 enfants de 2 à 14 ans et elle apporte un enseignement diversifié du russe mais aussi en chant, dessin, civilisation et théâtre, tout en langue russe.
L’enseignement est dispensé par des professeurs diplômés en Russie, les samedis matin et mercredis après-midi dans les locaux qui sont mis à disposition par la Marie du 3ème arrondissement. Nous organisons également des fêtes liées aux traditions et coutumes russes.
La gestion de l’association s’effectue par les parents bénévoles qui font partie du conseil d’administration éligible chaque année.
L’un des objectifs de l’association reste l’ouverture d’une section russe permettant aux enfants de continuer à apprendre le russe dans le cadre scolaire. Les cours dispensés dans notre association restent des activités extra scolaires et plus les enfants grandissent plus ça devient difficile de les motiver à continuer de suivre les cours.
Nous avons créé une pétition pour l’ouverture de la section internationale Russe dans le lycée de la Cité Scolaire Internationale de Lyon dont le lien est ci-dessous.
http://www.mesopinions.com/petition/art-culture/soutien-projet-ouv[…] »
Bonjour, Elena ! Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre parcours professionnel?
J’ai travaillé en Russie pendant 23 ans, dont 12 à l’école primaire de la ville de Kolomna, dans la région de Moscou. Ensuite, j’y ai enseigné la géographie. Pendant 3 ans, j’ai travaillé en tant que « pédagogue social ». J’ai ensuite dirigé pendant 8 ans le musée patriotique auprès de cette école. Pendant les grandes vacances j’ai dirigé la colonie de vacances organisée par l’école.
Depuis combien de temps enseignez-vous le russe à l’association ?
J’enseigne la langue russe depuis 2013.
Dites-nous un peu plus sur les intervenants ?
Je travaille au sein d’une bonne équipe professionnelle qui compte 2 enseignants de musique et de chant, des professeurs de lecture et d’expression orale, ainsi que des professionnels de civilisation, d’arts plastiques et de théâtre.
A partir de quel âge les enfants peuvent-ils suivre les cours ?
Nous accueillons des enfants dès l’âge de 2 ans et jusqu’à 14 ans.
Combien d’heures par semaine les élèves peuvent-ils avoir au sein de l’association ?
Les élèves viennent soit le mercredi soit le samedi. Une fois par semaine, ils peuvent compléter leurs cours de russe avec d’autres enseignements, tels que la lecture, le dessin, la civilisation, le chant, le théâtre, la musique, le discours oral.
Combien de classes avez-vous en ce moment ? Quels sont vos effectifs au total ?
Les effectifs 2015-2016 atteignent 145 enfants. Nous avons 2 classes pour les enfants de 3 ans, 2 pour les 4 ans, également 2 classes pour les 5 ans. Ces cours ont pour objectif le développement du langage, mais incluent en plus des activités de musique et de rythmique. L’enseignement linguistique est dispensé aux 6 classes, le cours de lecture est proposé aux classes de 1 à 5. Le cours de civilisation russe-histoire est proposé à partir de la classe 3. Nous avons également 6 groupes d’arts plastiques et un groupe de théâtre.
Combien d’élèves avez-vous par classe ?
Nos groupes comptent entre 3 et 10 élèves.
Est-il différent d’exercer le métier d’institutrice dans une école russe en Russie avec des enfants dont le russe est la langue maternelle et plus souvent unique et ici, en France où les enfants parlent ou sont confrontés à deux voire plusieurs langues dont le russe ?
C’est différent. En effet, actuellement, l’une des difficultés c’est l’enseignement du russe à un public de niveau hétérogène. Cette spécificité qui concerne tous nos élèves, se traduit par grand nombre de problèmes d’ordre pratique, que nos enseignants doivent résoudre. On se demande entre autre par où commencer, comment apprendre le russe à un public qui ne se compose par forcément de locuteurs natifs.
Quelle pédagogie utilisez-vous en classe ?
Je prête une attention particulière à l’ouïe phonématique des enfants, en mettant en œuvre des activités ludiques visant à prévenir toutes sortes d’erreurs à l’oral et à l’écrit. Le recours à la pédagogie différenciée est également fréquent. Par ailleurs j’essaie d’adapter mon langage au niveau de mes élèves afin de ne pas les décourager par une terminologie trop lourde. Une place toute particulière est réservée à un large éventail de matériel illustratif et ludique, efficace notamment dans le cadre des activités ayant pour objectif de maintenir la curiosité des élèves et de les encourager dans leurs apprentissages. Je recours régulièrement à des tableaux thématiques, à des images, à des schémas et à des jeux de fiches, rébus adaptés à des activités individuelles et en groupe. Le retour d’expérience concernant l’utilisation de ces multiples techniques est très positif. Je me sens d’autant plus encouragée dans mon activité.
Vous êtes-vous inspirée d’ouvrages ou de méthodologie en particulier ?
Dans mon travail je me réfère aux études et recommandations de spécialistes de bilinguisme russes comme Peeters-Podgaevskaya, Protasova, Dronova et Sinitchkina.
Pensez-vous que le bilinguisme puisse créer des difficultés à obtenir des bases solides d’écriture et de lecture ?
Non, le bilinguisme n’est pas un obstacle au développement d’un enfant. Avant de commencer à travailler avec les enfants en situation de bilinguisme, je me suis intéressée de près à cette question, j’ai lu beaucoup d’ouvrages. Il existe des théories différentes. Mais la plupart des spécialistes disent que les bilingues accèdent plus facilement à la lecture et à l’écriture. Evidemment, durant la période d’apprentissage au graphisme, ces enfants peuvent éprouver des difficultés tout comme les enfants unilingues. Mais généralement, les élèves acquièrent des bases sans grands encombres.
Pensez-vous que le russe souffre de l’accent français et vice versa ? Ce mélange des langues engendre-t-il de la confusion ?
Non, je ne pense pas. Les enfants distinguent bien les deux langues.
J’imagine qu’il vous arrive d’avoir des élèves qui ne parlent pas véritablement le russe. Combien de temps passe avant qu’une forme de communication exclusivement en russe s’installe?
Je crois que chaque parcours d’apprentissage est individuel. Il est nécessaire de prendre en considération les particularités psychologiques et affectives de l’enfant. Mais le plus important, c’est la communication en langue cible. Les parents doivent parler à l’enfant en langue maternelle. Ils doivent corriger les erreurs sans blesser l’enfant en l’encourageant dans son effort. Alors l’enfant parlera. Mais je ne saurais dire combien de temps cela prendra.
Rencontrez-vous des parents découragés qui ont cessé de pratiquer le bilinguisme familial ?
Malheureusement, oui. Ce sont les prises de position et les valeurs parentales qui déterminent la chance de l’enfant au bilinguisme. Le travail au quotidien, la patience des parents, la continuité et l’écoute contribueront à l’acquisition des deux langues. Au cas contraire, lorsque les parents baissent les bras, les enfants cessent de fréquenter les cours et finissent par ne plus pratiquer la langue.
A votre avis, quel est le but recherché par les parents qui envoient leurs enfants dans votre école : plutôt un apprentissage du russe ou une volonté de poursuivre une éducation et un éveil à la culture russe ?
Sans aucun doute, les deux. Il faut encourager son enfant à parler plusieurs langues ? malgré tout. La langue maternelle est le premier constituant des liens générationnels.
A votre avis quels sont les avantages sociaux et culturels d’un enfant bilingue ?
J’avais lu que les enfants bilingues ont une meilleure mémoire. Le bilinguisme améliore et accélère les capacités cognitives de sauvegarde d’information. Ce passage d’une langue à l’autre est une gymnastique cérébrale qui permet d’acquérir une souplesse intellectuelle. C’est aussi profitable pour apprendre d’autres langues. De plus, les bilingues ont des avantages certains sur le marché du travail.
Pensez-vous que les parents de ces nombreux enfants fréquentant votre association, à défaut d’avoir des institutions bilingues, inscriraient leur progéniture dans des écoles élémentaires et collèges proposant le russe en LV1 ou en LV2 ?
Oui, en 2014 nous avons mis en place une pétition « Soutien au projet de l’ouverture de la section Russe à la Cité Scolaire Internationale de Lyon » qui a réuni 174 signataires (ndr : cf. le lien ci-dessus).
Elena, merci de nous avoir accordé cet entretien. Bonne continuation !
Bonjour, Elena Rémy. Vous êtes vice-présidente de l’association. Vous êtes aussi mère d’un enfant bilingue. Quels étaient pour vous les avantages et les inconvénients ?
Je ne me vois pas parler à mon enfant en langue étrangère. Même si mon niveau de français est bon, je ne pourrai pas lui parler avec toutes les subtilités linguistiques et culturelles, parler comme ma mère m’avait parlé. Je ne pourrai pas lui traduire les comptines, les petits mots, les proverbes et dictons. L’avantage pour moi c’est de communiquer avec mon enfant dans ma langue maternelle. L’avantage pour mon enfant c’est d’être bilingue, avoir la double culture, avoir plus de facilités pour l’apprentissage des langues étrangères.
Je n’ai jamais vu d’inconvénients. Mon mari, ma famille française et même les maîtresses, les médecins m’ont toujours encouragée.
Votre enfant pose-t-il des questions sur sa famille russe ? Comment gère-t-il le fait que les membres de sa famille se trouvent dans deux pays différents ?
Ma fille connait très bien sa famille russe, nous allons en Russie très souvent. Elle est très proche de ses grands-parents russes. Elle regrette beaucoup que tous les membres de sa famille n’habitent pas dans le même pays.
Auriez-vous des conseils aux parents qui sont dans une situation similaire et qui souhaitent transmettre le russe à leurs enfants ?
Foncez, sans vous soucier du regard des autres. C’est votre enfant et c’est à vous de définir la façon de communication la plus commode et épanouissante pour vous deux. Je conseille de ne jamais mélanger deux langues, ne pas se dire « je n’ose pas parler russe devant les autres, je vais le parler quand je serai seul avec mon enfant ». Parlez-lui russe toujours, dans toutes les circonstances, il ne faut pas se sentir gêné ou avoir honte.
« Les enfants bilingues sont-ils une chance pour nos classes de russe ? »
Il ressort de cet interview que les parents, malgré le travail des associations, sont toujours motivés à scolariser leurs enfants dans les classes de russe de l’Education Nationale. Comment estimer le nombre de ces élèves susceptibles de rejoindre nos classes ? Une coopération rationnelle pourrait être profitable. Les professeurs n’ont pas vocation à remplacer les associations ni à se substituer à ces « écoles ». Et inversement. Ces dernières n’ont pas pour objectif d’apprendre le russe aux non-russophones. Cependant, elles contribuent à la vie culturelle et au rayonnement de la langue sur le territoire français. Et surtout, leurs effectifs représentent un futur vivier pour nos classes.
D’autres questions surgissent. Comment attirer ce public vers un apprentissage différent, plus institutionnalisé ? Comment contribuer à une continuité d’apprentissage chez les élèves bilingues qui voudraient s’instruire par le moyen de la langue russe dans un cadre scolaire ? Comment défendre les intérêts de tous les élèves des établissements scolaires qui apprennent ou souhaitent apprendre le russe et s’initier à la culture russe ?
Les professeurs qui ont déjà eu des enfants bilingues en classes, se sont certainement confrontés à un dilemme : concilier l’envie d’intéresser, de faire travailler chaque élève et le manque de temps en classe. Quel est notre rôle ? Pourrions-nous nous contenter de l’enseignement à destination de francophones uniquement ? Avons-nous le droit de laisser les russophones s’ennuyer au fond de la classe ?
Certains d’entre nous ont la chance d’avoir des assistants de langue qui peuvent prendre en charge ces élèves bilingues. A défaut, comment fait-on ? Vous avez certainement chacun votre méthode et pédagogie. Mais il y a des conseils plus généraux.
Ces élèves bilingues sont porteurs de valeurs culturelles et affectives auxquelles un élève francophone devra accéder de façon raisonnée via un apprentissage basés sur l’interprétation de textes et images. La proximité informative créée par la présence d’élèves ayant une double culture est une richesse. On devrait les inciter à la partager avec les non-bilingues en leur confiant des projets communs à travailler en binôme ou trio.
Les bilingues parlent le russe tout naturellement, leur objectif est simplement communicatif. Les élèves français pourraient profiter de cette temporaire immersion linguistique.
Contrairement aux élèves non bilingues, les russophones n’ont pas besoin au début d’apprentissage proprement linguistique. Mais, il leur manque la maîtrise de structures complexes, l’orthographe est souvent phonétique. Ils ont besoin d’une instruction qui va au-delà de leur environnement biculturel immédiat. Plus ils avancent en âge et en scolarité, moins ils sont pris en charge par des associations. C’est au professeur de leur faire découvrir les grands auteurs, l’histoire et la civilisation russe dans toute sa dimension.
Le rôle de l’Éducation Nationale est différent de celui des associations. Cependant, les deux sont complémentaires, notamment sur les temps éducatifs et les niveaux d’apprentissage. Nous pourrions fédérer nos efforts pour poursuivre le travail d’information auprès des élèves et parents ; sensibiliser ensemble les instances concernées (municipalités, inspections académique) au maintien du russe dans les écoles, collèges et lycées, et au rétablissement des classes bilangues russe-français et, enfin, demander leur concours à la mise en place de sections bilingues.
Sur le site du Café
|