» Le cours de philosophie était un temps où la parole de chacun n’était ni étouffée ni interrompue ni raillée. Une pause dans les rapports de force ». Chaque année, des détenus préparent, passent et réussissent leur bac en milieu carcéral prison. Professeur agrégé de philosophie, Benoît Charuau a enseigné à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis pendant 14 ans.
Qu’est-ce qui vous a motivé durant 14 ans pour enseigner la philosophie en prison ? Vous n’auriez-pas préféré faire des colles en classes préparatoires ?
Peut-être n’aurais-je pas eu l’audace « d’entrer en prison » si on ne m’avait pas initialement sollicité. Mais lorsque la proposition m’en fut faite, je n’ai pas envisagé de pouvoir la décliner. Le projet était, en effet, en parfait accord avec l’idée que je me faisais de l’enseignement en général et de la philosophie en particulier : avec mon souci d’une transmission auprès de toutes les catégories de la population, à commencer par celles les plus susceptibles d’en avoir besoin. Un souci qui m’a parallèlement, jusqu’à aujourd’hui, incité à demeurer dans le lycée (anciennement classé ZEP) où, déjà, j’exerçais. Ni normalien, ni fils d’enseignants, je ne suis pas arrivé dans le métier avec, en tête, un clair « plan de carrière ». Je répondais aux sollicitations qui, à mes yeux, donnaient le plus de sens à mon enseignement dans une indifférence relative à ce qui « normalement » se fait quand on est un jeune agrégé. Assurer des colles était apporter à une population qui déjà recevait. Enseigner en prison était apporter à qui manquait. Entre l’un et l’autre, pas un instant, je n’hésitai.
Quelle était la typologie de vos élèves incarcérés ?
Mes interventions hebdomadaires en maison d’arrêt se partageaient en deux demi-journées : une en quartier hommes (3h), une en quartier mineurs (3h). Les âges de mes élèves et étudiants étaient, de ce fait, extrêmement variés : de quinze à plus de soixante ans. Leurs objectifs et motivations étaient non moins variés : l’initiation à la philosophie et/ou le baccalauréat pour les élèves « niveau lycée » du Centre des Jeunes Détenus ; le baccalauréat, le DAEU, un BTS, une licence ou l’enrichissement personnel pour les étudiants du quartier hommes. Une diversité imposant de « jongler » entre les programmes et des niveaux très hétérogènes. La variété était, en revanche, bien moindre sur le plan social : l’illégalisme sanctionné par l’incarcération est très majoritairement la petite et moyenne délinquance (vols, trafics de drogue, braquages, etc.), soit un illégalisme pratiqué notamment par une classe sociale défavorisée, une classe où les Français d’origine étrangère ou antillaise sont surreprésentés. D’autres profils sociaux et ethniques se présentent (classes moyenne et aisée, Français « d’origine hexagonale »), mais majoritairement du côté des détenus accusés de crimes sexuels ou de sang. Deux faits sont ainsi susceptibles de marquer la conscience en entrant dans une prison : la surreprésentation des plus défavorisés et l’extrême jeunesse de certains détenus (13ans). Le premier fait n’est pas sans marquer les détenus eux-mêmes dont une partie cède au sentiment pernicieux d’être par leur naissance condamnés à passer et repasser par « la case prison ».
Votre manière d’être, votre façon de faire sont-elles différentes selon que vous donnez des cours dans un lycée standard ou en prison ?
Ma façon d’être et mon rapport aux élèves n’ont jamais vraiment différé, que ceux-ci soient détenus ou non. Je me suis toujours présenté « tel quel » aux élèves, c’est-à-dire avec l’autorité de l’enseignant, la singularité de la personne, le respect inconditionnel pour ceux me faisant face. La seule différence observée dans nos échanges fut induite par l’âge de certains élèves détenus : on ne s’adresse pas à un homme de cinquante ans comme à un garçon de dix-sept ans. Le dialogue était, par ailleurs, facilité avec les étudiants de ma classe d’âge, des étudiants avec lesquels j’eusse pu, « à l’extérieur », spontanément converser.
Et votre façon d’enseigner…
Quant à ma façon d’enseigner, deux choses sont à noter : la plus grande hétérogénéité des niveaux rencontrés en maison d’arrêt, exigeait de ma part un supplément de souplesse et d’adaptation à chacun. Le cours et les devoirs n’en présentaient pas moins les mêmes exigences ; ce qui, au demeurant, était sujet à rassurer les élèves incarcérés. Ces derniers étaient, en effet, à la fois fiers et apaisés à l’idée que je dispensais le même enseignement à mes élèves de lycée. Ma façon d’enseigner a toutefois évolué au contact des détenus : leurs difficultés de concentration exigeaient, en effet, que je les sollicite davantage que je n’en avais l’habitude, que le cours magistral classique cède la place à un « cours dialogué », une forme de maïeutique par laquelle je les conduisais où je voulais les mener. Au lieu de m’éloigner de ma pratique pédagogique « d’extérieur », mon expérience carcérale l’a ainsi bonifiée : j’ai peu à peu pris le pli d’enseigner au lycée comme je le faisais en maison d’arrêt, soit d’inclure les élèves dans l’élaboration du cours pour en parfaire la réception. J’ai, en ce sens, appris à mieux enseigner entre les murs de la prison.
Durant la période de 14 ans combien d’élèves avez-vous préparé au Bac ? Combien l’ont obtenu ?
J’avoue ne pas avoir compté… Mais j’avais chaque année, dans mes groupes, entre quatre et dix élèves passant le bac et le même nombre passant le DAEU, soit plus d’une centaine pour chacun des diplômes durant ces quatorze années. Un chiffre auquel il faudrait ajouter tous ceux (plus nombreux) qui, à la faveur d’une libération ou d’un transfèrement en cours d’année scolaire, ont passé leur examen hors de la maison d’arrêt où j’enseignais. Quant aux résultats, je n’ai pas non plus de statistique précise, mais le taux de réussite était, chaque année, plus élevé que dans la plupart des lycées.
La philosophie adoucit-elle les mœurs ? En philosophant certains détenus avancent-ils dans un processus d’insertion. Construisent-ils un retour apaisé à la vie d’après la détention ?
Je n’ai pas rencontré d’élèves et d’étudiants détenus indifférents au cours de philosophie. D’abord fiers d’en faire « eux aussi », impressionnés par la difficulté de la discipline, tous se sont montrés, en premier lieu, très sensibles au « pouvoir » que confère la maîtrise du discours et des concepts. Chemin faisant, la plupart ont appris le recul critique qu’exige la philosophie. Une capacité de distanciation qui a permis à beaucoup d’envisager leur propre situation, leur rapport à autrui, à la loi, à la société, d’une façon effectivement plus apaisée. Certains – notamment des mineurs – y ont puisé les outils et la force (notamment d’indifférence au regard des autres) nécessaires à la refondation de leur itinéraire. Pour ceux-là, la rencontre de la philosophie constitua un tournant : le début d’une rupture avec leur vie d’avant. Par-delà ces impacts individuels, l’apprentissage de l’écoute mutuelle fut pour tous important. Le cours de philosophie était un temps où la parole de chacun n’était ni étouffée ni interrompue ni raillée. Une pause dans les rapports de force qui scandent la vie carcérale. Plus qu’une pause : l’instauration d’un autre rapport à l’autre, adoucissant un tant soit peu l’épreuve de l’incarcération.
L’enseignement dispensé dans un établissement pénitentiaire est-il prisonnier ? Les exigences organisationnelles et les précautions en tout genre ne plombent-elles pas la pédagogie ?
La teneur de mon propos et mon rapport aux détenus n’ont, en quatorze ans, jamais été captifs de la situation carcérale de mes élèves, ni de leurs crimes ni de leurs délits, pas davantage du cadre pénitentiaire dans lequel je me trouvais. Ne cherchant pas à les connaître, je faisais abstraction des actes qui avaient conduit chacun en prison. Je n’édulcorais donc pas mes paroles, prenant ainsi sciemment le risque qu’elles résonnent en chacun au-delà de ce que j’escomptais. Mes cours sur l’inconscient et sur le complexe d’Œdipe ont dû, par exemple, connaître une résonnance particulière chez mes quelques élèves accusés de parricide et/ou de matricide. Mes cours sur le désir et sur autrui ont dû identiquement cheminer dans l’esprit de mes élèves accusés de viol, bien au-delà de ce que je soupçonnais. Il était toutefois important que ces élèves entendent des perspectives susceptibles de les aider à intimement penser les faits qui leur étaient reprochés ; que par la médiation de l’universel, dans le secret de leur conscience, leurs propres failles gagnent en clarté.
L’administration pénitentiaire ne tente-t-elle pas d’infléchir l’enseignement ?
L’institution carcérale, jamais elle n’a eu (ni n’a tenté d’avoir) de prises sur les cours que je dispensais. Statutairement, je dépendais du Ministère de l’Éducation nationale et non du Ministère de la Justice. Physiquement, j’étais chaque semaine seul avec mes élèves dans une salle de classe, « à l’abri » de toute surveillance susceptible d’infléchir mes propos. Mes cours sur le droit, sur la loi, sur la société ou encore sur la justice sont ainsi toujours restés libres, par exemple d’aborder la critique nietzschéenne de la sanction pénale ou encore l’approche foucaldienne de la prison. Cette liberté était, au demeurant, une condition de la qualité de mes échanges avec les élèves, lesquels me savaient gré de ne taire ni les défenses ni les critiques philosophiques de l’épreuve qu’ils traversaient.
Tout de même le lieu est celui d’un enfermement…
Le cadre carcéral (ses murs, ses barreaux, ses grilles, sa crasse…) aurait, il est vrai, pu altérer la quiétude de mes cours et, par contrecoup, mes propos. C’est que, pour celui qui le traverse et, plus encore, celui qui y reste, l’espace pénitentiaire est, en lui-même, une épreuve psychologique et sensorielle : le bruit y est constant (cris, claquements de grilles, croassements de corneilles, vérification des barreaux…), l’odeur prend à la gorge (relents d’urine, de crasse, de moisi, de mauvaise « gamelle »…), la détresse psychologique est de toutes parts (nombre de détenus relèvent de la psychiatrie), la vue ne trouve que grilles et murs qui refusent tout horizon… Sortant de la prison, j’ai toutefois, chaque semaine, été frappé par notre capacité de faire abstraction du lieu où nous étions : le temps du cours, élèves, étudiants et moi-même étions comme dans une parenthèse que les alentours n’atteignaient plus. Une bulle à la sérénité et à la cordialité d’autant plus fortes qu’elle avait précisément à s’imposer envers et contre le lieu où nous étions.
Un jour vous avez mis fin à votre travail d’enseignant en milieu carcéral…
A l’instar des détenus eux-mêmes qui « encaissent » dangereusement le coup de l’incarcération au bout d’un ou deux ans (dépression, extinction des désirs, affaiblissement des facultés cognitives), après plus de treize années d’investissement carcéral, j’ai toutefois moi-même fini par ressentir les impacts insidieux des lieux (tristesse lancinante, manque d’entrain, usure des sens et de l’esprit). Des effets qui m’ont, en partie, incité à finalement m’en retirer. Mon retrait fut aussi et d’abord motivé par une détérioration des conditions d’exercice des enseignants en quartier hommes particulièrement. Au cours des années 2010-2012, un surcroit d’exigence sécuritaire – doublé de dysfonctionnements internes de la maison d’arrêt – a peu à peu marginalisé la place jadis accordée à l’enseignement. Durant l’année scolaire 2011-2012, je me souviens avoir, en moyenne, chaque semaine, attendu plus d’une heure qu’un surveillant achemine mes étudiants au centre scolaire. Mes cours hebdomadaires étaient, de ce fait, amputés du plus d’un tiers de leur temps. Les étudiants arrivés, il me fallait encore batailler pour que l’on fasse venir ceux qu’on avait « oubliés ». Il me fallait, au même moment, contenir et apaiser l’exaspération de l’attente dont chacun alors souffrait.
Si captivité de mon enseignement il y eut, elle ne fut donc pas de mes dires mais du temps qui m’était accordé pour les énoncer. Libre, l’enseignement en prison n’en reste pas moins tributaire de la place que l’institution carcérale veut bien lui accorder.
Question d’argent… Vous vous êtes enrichi en donnant des cours en prison ? Combien sont payées les vacations ?
Le terme « d’enrichissement » n’est pas le plus approprié, même si les heures supplémentaires assurées en prison m’ont indéniablement permis d’avoir un peu plus d’aisance financière que ne le permet le salaire net d’un enseignant… Mes vacations étant payées en HSE, elles ne faisaient l’objet d’aucune rémunération pendant les vacances scolaires, même si je passais un temps conséquent de ces dernières à préparer des cours et à corriger les copies des détenus. Le tarif d’une HSE d’agrégé s’élève à 52€ en moyenne, soit à peu près l’équivalent d’une heure de colle en classe préparatoire. Les HSA que j’assure dans mon lycée, doublées des colles que je dispense en CPGE depuis que j’ai quitté la prison, m’apportent une rémunération plus conséquente que celle que j’ai connue pendant quatorze années.
Comment avez-vous été recruté ? Avez-vous été préparé par l’administration pour vous confronter au monde carcéral ?
La proposition d’assurer trois heures hebdomadaires en quartier hommes m’a été, en 1998, soumise par la proviseure de l’époque de l’UPR de Paris. A la recherche d’un professeur de philosophie, elle fut, en effet, dirigée vers moi par des enseignants qui y travaillaient déjà. Mon investissement la satisfaisant, elle m’a proposé d’ajouter trois heures hebdomadaires en quartier mineurs dès l’année suivante, ce que j’acceptai et assumai pendant quatorze ans.
Je n’ai bénéficié d’aucune préparation ni de la part de l’Éducation nationale ni de la part de l’Administration pénitentiaire. J’ignore si cela m’aurait aidé. Je n’en ai, en tous les cas, pas éprouvé le manque. Et il me semble, après coup, y avoir plutôt gagné : cela m’a peut-être préservé d’une défiance et de représentations qui auraient freiné ma tendance spontanée à ne percevoir dans les détenus que des hommes et des élèves semblables à ceux de tout lycée.
Il vous arrive d’avoir des nouvelles de vos anciens élèves ? Avez-vous des souvenirs précis de certains d’entre eux…
Mon statut supposait que je ne garde aucun contact avec mes anciens élèves détenus, fussent-ils libérés. Le paradoxe est qu’on me demandait, au même moment, de travailler dans le sens de leur réinsertion et de gérer le devenir post-bac des élèves dont la libération se profilait. Le paradoxe ou, plutôt, la contradiction a éclaté lorsqu’en 2011-2012 on me reprocha d’avoir, dans Paris, rencontré certains d’entre eux. Outre le fait que je me découvris alors étroitement surveillé, je n’acceptai alors pas l’incohérence et le non-sens de l’exigence qui m’était imposée. Le reproche acheva de me décider de définitivement me retirer. Contacts il y a toutefois bien eu avec quelques anciens élèves que le cours de philosophie avait aidés à traverser l’épreuve de l’incarcération et, mieux encore, à se dégager de l’itinéraire qui les y avait conduits. Je pense à D… désormais propriétaire d’une boulangerie à Paris. Je pense à K… entré mineur et déscolarisé en maison d’arrêt, sorti bachelier et titulaire d’un BTS, aujourd’hui père et professeur de danse, assurant des formations dans toute l’Europe. Je pense à d’autres. Je pense aussi à ceux que j’ai laissés là-bas, à maints visages dont je pressentais le parcours à venir encore très difficile. L’un deux a inspiré l’un de mes romans (La rédaction de Paul, éditions Le Manuscrit). On ne sort pas de prison, indifférent.
Propos recueillis par Gilbert Longhi