L’histoire du numérique, définie comme le processus de socialisation de la digitalisation de l’information communication, amène à observer qu’il y a deux grandes périodes : la diffusionniste et la transmissive. Le modèle initial est celui des médias de flux, fondés sur la diffusion d’informations. Le développement de l’informatique et de la mise en réseau ont permis de mettre en cause cette forme. La possibilité offerte à l’usager de produire et d’interagir sur ces informations a ouvert un espace de « transmission » nouveau. Avec les médias de flux (papiers ou autres) s’était inséré entre l’émetteur d’information et le récepteur, une sorte d’autorité intermédiaire qui trie, qui choisit, qui transforme et qui diffuse l’information. L’évolution apparue depuis près d’une vingtaine d’années (à peu près au moment de la démocratisation du web) met en cause ces intermédiaires que sont les professionnels des médias. N’en est-il pas de même pour les enseignants, si on s’appuie sur l’idée qu’il y a une réelle analogie entre la forme traditionnelle d’enseignement et la notion de flux informationnel ?
Pédagogie transmissive ou numérique ?
Quand on parle ordinairement d’une pédagogie transmissive on évoque une pratique pédagogique basée presqu’essentiellement sur la parole, le discours de l’enseignant en direction des élèves. On nomme aussi cette pratique « magistro-centrée ». L’évolution de ce modèle vers ce que l’on appelle « le cours dialogué » est une tentative pour donner la parole aux élèves en réponse aux interrogations de l’enseignant. Les pédagogies dites actives laissent une plus grande part à la parole de l’élève qui est mis en activité par l’enseignant et dirigé, plus ou moins dans cette activité par celui-ci.
Le déploiement de l’informatique et du numérique en éducation a porté très souvent l’idée d’une pédagogie spécifique voire d’une pédagogie numérique. En tout cas nombreux sont ceux qui ont évoqué le lien entre les deux : le numérique entraînerait un changement pédagogique. Nombre de ceux qui ne lisent pas bien ces chroniques n’ont pas su (voulu, ou simplement lu) lire nos questionnements sur cette équation : numérique plus école = changement pédagogique.
Pédagogie diffusioniste
La méconnaissance de ce qu’est l’enseignement, l’apprentissage et la pédagogie (voire la didactique) est mauvaise conseillère et surtout néglige des aspects fondamentaux qui dépassent l’école : comment les sociétés font elles « passer » leur culture de générations en générations ? Nous abordons ici la question sous l’angle anthropologique qui donne un sens bien connu aux termes culture et transmission. Malheureusement c’est cette approche qui est négligée au profit du discours médiatique voire idéologique qui magnifie aussi bien qu’il voue aux gémonies une analyse distancée de ce qui se produit dans le monde de l’enseignement confronté au fait social qu’est la généralisation du numérique.
Transmettre c’est « faire passer ». La transmission ne prend son sens restreint de « diffusion à l’identique » qu’à cause de l’approche de Shannon et de son modèle de circulation de l’information. Or cet usage du sens de transmettre à fait confondre transmission et diffusion. Pour toutes les pratiques d’enseignement basées sur l’exposé (pédagogie expositive ?) on devrait plutôt parler de pédagogie « diffusioniste ». Pourquoi choisir ce terme ? Parce qu’il rapproche une vision de l’enseignement d’une conception de l’information basée principalement sur la diffusion de flux d’informations (de données ?, le mot information ayant lui aussi été transformé dans ce contexte).
Revisiter l’idée de transmission
Si l’on parle de pratique pédagogique diffusionniste, que signifie alors une pratique pédagogie transmissive ? Il ne s’agit pas uniquement d’une pratique mais surtout d’un dispositif, voire d’un cadre ou encore même d’une posture. En premier lieu le modèle diffusionniste n’est qu’une des formes de la transmission. Malheureusement l’emploi courant à réduit le second au premier. Mais qu’observons-nous dans le monde de l’enseignement ? L’approche diffusionniste se restreint au profit d’autres modalités de transmission.
Si cette évolution n’a pas attendu le développement de l’informatique en éducation, elle en a été accélérée. Si nous regardons de près les essais de pédagogie inversée ou encore de cours ouverts en ligne, et surtout si nous observons l’écho qu’ont ces pratiques auprès du public enseignant (qui ne pratique pas ces formes), on peut constater qu’il y a un changement progressif dans la manière de penser les pratiques d’enseignement. Ce changement c’est celui qui amène à revisiter l’idée de transmission pour ne pas limiter ce terme à son sens commun (diffusionniste). C’est aussi celui qui réintroduit le questionnement sur la valeur de l’activité de l’élève en classe : quelle activité favorise l’apprendre ?
Repenser l’image de l’apprenant
L’arrivée de l’ordinateur dans l’espace scolaire a, dès les premières expérimentations des années 1970, interrogé l’organisation pédagogique adaptée à la présence de ces machines (envahissantes…) et de leur fonctionnement (mécanisation de l’information et de son traitement). De ces imposantes machines que l’on entrepose dans des salles spécialisées, aux petits appareils que l’on porte sur soi, au fond des poches, cette présence n’a eu de cesse que d’interroger le modèle diffusionniste dominant du fait de la rareté des supports d’information ou de la difficulté d’accès à ceux-ci. Le déploiement des réseaux filaires, puis sans fil, a petit à petit concurrencé les murs épais des établissements scolaires. Les deux limites initiales, rareté et localisation, sur lesquelles le modèle diffusionniste s’était imposé comme le plus pertinent, à juste titre, sont progressivement dépassées. Mais il ne suffit pas que la technique rende possible les choses pour qu’elles se traduisent immédiatement dans les pratiques, comme l’espèrent, le croient, le redoutent certains. En fait, c’est un mouvement de prise de conscience, d’acculturation qui est en train de se produire.
Interroger la notion de transmission pour lui redonner son sens plein, c’est donc interroger aussi une partie de la forme scolaire. C’est donner plus de place au processus apprendre en acceptant qu’il prenne aussi de nouvelles formes. C’est sortir de l’idée que la seule mémorisation est suffisante. C’est aussi complexifier la tâche des professionnels de la transmission. La psychologie cognitive (ainsi que ce que l’on met de manière imprécise sous le label neurosciences) nous a depuis longtemps interrogés sur cette évolution, mais ce n’est que récemment qu’elle a commencé à faire écho dans les pratiques professionnelles.
Le changement induit par les moyens numériques n’est probablement pas étranger à cette évolution, sans pour autant en être la cause. Chacun de nous, enseignant, est donc amené à repenser l’image qu’il a de celui qui apprend « avec lui ». Repenser son fonctionnement cognitif et son environnement techno-cognitif pour construire des formes plus variées de transmission. La plupart de ces formes ne sont pas nouvelles (l’histoire de l’enseignement le prouve) mais elles sont « autrement possibles » désormais, et ces étranges petits appareils n’y sont pas complètement étrangers…
Bruno Devauchelle