Quelles modifications le numérique apporte-il au développement intellectuel et personnel de l’enfant ? Quel doit être le rôle de l’enseignant? Et quelle place pour le professeur documentaliste ? Anne Cordier répond…
Peut-on dire qu’aujourd’hui l’usage du numérique fait partie des rites de passage des jeunes ?
Un rite de passage peut-être pas, mais une modification de la vie sociale probablement. Mais c’est vrai pour chacun, pas seulement pour les jeunes. Internet nous accompagne tous et modifie aussi la relation au métier des enseignants. E qu’il y a de propre aux adolescents, c’est qu’il y a un processus d’autonomisation qui s emet en place. Ca remet d’ailleurs en cause un préjugé sur les parents. En fait les élèves expliquent comment leurs parents régulent l’accès à internet avec une montée en puissance de la négociation à la fin de la 4ème.
Que sait on des degrés de maitrise des outils numériques par les adolescents ?
Il y a eu de nombreux travaux sur ce point. Mais déjà parler de degrés de maitrise suppose qu’on ait des attentes. Or je ne suis pas certaine qu’on en ait. Cela dépend des imbrications entre le monde de l’école et la sphère personnelle. De nombreuses compétences sont simplement invisibles. Les enseignants découvrent parfois par hasard que tel élève sait faire un montage vidéo ou que tel autre sait dessiner sur ordinateur. Ce sont des degrés de maitrise qui sont invisibles car on ne fait pas appel à eux.
On croit souvent aussi, chez les enseignants, que les élèves savent déjà faire telle ou telle chose avec l’ordinateur. C’est souvent le cas pour la recherche d’information par exemple. Ca mène à une sorte de démission pédagogique. On est convaincu que le jeune sait faire et donc on demande à ce que ce soit fait à la maison.
Ce qu’on sait en fait c’est que le degré de maitrise des jeunes est surtout très hétérogène.
Vous décrivez les adolescents comme soumis à une « injonction sociétale » celle d’être compétents dans les usages du numérique. pourquoi ce terme ?
Il suffit de regarder les publicités à la télévision ou les films ou encore les jeux vidéo. On présente toujours les adolescents comme en recherche d’innovation et différents des adulte. C’est l’idée des « digital natives ».
Les élèves se sentent obligés de correspondre à cette norme. Ainsi une élève m’a confié « je devrais pas le dire parce que j’ai 13 ans, mais je n’aime pas internet ». Elle a conscience de dire quelque chose de déplacé. Il y a là une véritable injonction : il faut être digital native ou on est hors jeu ! Ceux qui ne le sont pas se sentent au bord de la route.
N’est on pas surtout face à un décalage de compétences entre les usages privés des jeunes et les exigences de l’école ?
L’école ne demande pas les mêmes usages que la sphère privée. C’est d’ailleurs pas obligatoire d’utiliser le numérique à l’école comme chez soi. Ce serait une dérive démagogique si l’école se comportait ainsi. Le rôle de l’école ce n’est pas de calquer le privé mais de structurer. C’est d’ailleurs pour cela que les usages ne doivent pas rester invisibles. Il y a bine des attentes académiques et des attentes professionnelles.
L’école a aussi une obligation de prendre en charge ces compétences invisibles pour réduire les distorsions sociales. On sait que les enfants des familles privilégiées ont des usages numériques privés plus diversifiés.
Quelles compétences numériques l’école doit-elle transmettre ? Les ados ont ils encore besoin de nous ?
Je crois qu’il faut plutôt parler de culture numérique ou de culture de l’information. On doit donner une culture historique et économique du numérique. Les élèves doivent avoir une culture de l’information qui leur permette d’analyser l’information , d’évaluer sa fiabilité mais aussi de connaitre ses conditions de production.
Après il faut aussi penser une culture technique que les élèves sachent comment sont fournis des résultats, quelle est la part de l’humain. Les élèves ont souvent une vision un peu magique de Google. Car ils n’en maitrisent pas la technique.
Vous dites qu’on doit s’éloigner d’une « conception procédurale » dans cette transmission. Transmettre la culture de l’information c’est changer de posture pour un enseignant ?
On ne transmet pas une culture de l’information. On la développe. Le métier d’élève est en plaine reconfiguration. On sollicite aujourd’hui beaucoup plus les élèves dans les apprentissages. On attend d’eux un engagement, une capacité à produire. Tout cela modifie le métier enseignant.
L’enseignant doit avoir une posture d’accompagnateur. Mais ce n’est pas pour autant un effacement des enseignants. Au contraire l’enseignant doit connaitre bien lieux ses élèves.
Quelle peut être la place du cdi et du prof doc dans cette éducation ?
Les élèves ne veulent pas un CDI poussiéreux. Mais ils sont attachés à la culture livresque. Ils apprécient de trouver au CDI des livres qu’ils n’ont pas forcément chez eux. Cela renvoie à un role important pour le CDI : celui d’être un émancipateur social.
Quand on écoute les élèves, on voit que le professeur documentaliste est perçu comme un passeur culturel. Il doit être capable, par son expertise, de structurer les connaissances dans les domaines de l’information en favorisant des rapprochements entre les différents types de médias. Il doit éviter la coupure entre le numérique et le livre.
On peut regretter que dans les discours sur l’EMI il soit souvent absent. Les élèves ont conscience que le CDI est un lieu de passage, un endroit qui développe des envies et derrière des apprentissages.
Propos recueillis par François Jarraud