Entre le succès colossal de « 007 Spectre », les dernières aventures de James Bond à l’affiche depuis peu, et la sortie planétaire du nouvel épisode de la saga de «La Guerre des étoiles », « Le Retour de la force », comment échapper aux grosses productions américaines ? Sans disposer des mêmes moyens publicitaires ni bénéficier du même tapage médiatique, voici quelques films venus d’ailleurs, sources de rêves, d’émotions et d’intelligence du monde. Autrement dit, des pépites cinématographiques à partager, comme autant d’incitations à ‘voir du pays’.
« My Skinny Sister » De Sanna Lenken
De quelle manière aborder à l’écran un sujet aussi difficile que l’anorexie adolescente sans tomber dans le pathos ou le didactisme ? Pour son premier film, la jeune cinéaste suédoise Sanna Lenken s’inspire tout simplement d’une histoire vraie, la sienne. Et elle parvient à la transcender en une fiction sombre et sous tension, illuminée par le point de vue du (très jeune) personnage féminin, cœur battant, sœur de la jeune fille aux prises avec cette addiction.
Stella, 12 ans, potelée et rousse aux yeux et à la peau claires, est encore une petite fille rieuse et rêveuse, fan d’insectes. Elle confie à son journal intime son tendre penchant pour Jacob, l’entraîneur de sa sœur aînée Katja, svelte et brillante patineuse. Nous voyons dans le regard de Stella sur Katja le mélange d’admiration et de jalousie à l’encontre de celle qui attire tous les regards par sa grâce et ses qualités sportives. S’ils sont fiers de leur aînée, les parents (actifs et accaparés par leur travail respectif) ne semblent guère déborder d’affection pour leurs deux filles ni prêter attention à la cadette. Et le mal-être de la ‘petite dernière’ prend brusquement des proportions considérables : à la faveur d’un déjeuner en famille au restaurant, elle découvre le ‘secret’ de sa sœur en la surprenant en train de se faire vomir dans les toilettes. Katja menace alors de révéler le contenu du journal intime si Stella parle à leurs parents. Cette dernière, sous l’emprise de ce chantage, se retrouve ainsi à porter un secret bien lourd pour son âge.
Entre la connaissance solitaire de cette vérité intransmissible et son envie de porter secours à une ainée qu’elle perçoit en grand danger (et que nous percevons à travers son regard attentionnée et inquiet), l’héroïque Stella trace sa route, en dépit de tous les obstacles et du pacte de silence conclu. Les divers stratagèmes utilisés pour alerter la famille sans trahir, la tentative de médiation auprès du ‘coach’ (et le baiser furtif qu’elle lui impose) n’empêchent pas la persistance de son attachement à sa sœur, toujours patineuse en cachette puisque l’entrainement lui est désormais interdit en raison de la faiblesse de son état physique.
A la suite d’un événement spectaculaire survenu à la patinoire, les deux sœurs sont délivrées du secret, la famille et les proches confrontés à la vérité : Katja souffre d’anorexie et il faut l’aider à se soigner. Sans renoncer aux ultimes rebondissements du drame (les vains essais des parents pour régler le problème avec leur enfant, puis l’hospitalisation inévitable, l’issue incertaine), la jeune cinéaste accompagne jusqu’au bout, de la souffrance à la délivrance, des déchirements à la joie, le parcours de ‘la petite ronde’, de sa prise de conscience et de son mûrissement précoce.
En choisissant le point de vue d’une enfant de 12 ans qui grandit sous nos yeux –et non celui de l’adolescente anorexique-, la mise en scène tord le cou aux clichés, retourne les apparences : l’ainée qui a ‘tout pour elle’ est au plus mal et la moins bien ‘lotie’ tient le coup. Elle met ainsi au jour avec délicatesse les mécanismes à l’œuvre dans cette maladie de l’adolescence. Avec sa gaucherie et ses maladresses, le corps de Stella s’affirme gourmand, jouisseur et amoureux de la vie, celui de Katja, sous l’excellence et la prouesse, se refuse à la féminité et à la sexualité Et la complicité remplie d’éclats de rires rapprochant les deux sœurs dans une chambre d’hôpital figure un renversement de tendance. Les confidences de la cadette sur son attirance (nouvelle) pour les garçons de son âge et l’intérêt amusé de l’aînée laissent présager un désir partagé. L’amour, voie d’émancipation pour l’une, chemin vers la guérison pour l’autre. Un film sensible et drôle, porté par deux jeunes interprètes époustouflantes, Rebecca Josephson et Amy Deasismont.
« My skinny sister », film de Sanna Lenken-A l’affiche
Ours de cristal et Prix du public, Berlin ; Cannes Junior ; European Film Award
« Demain » de Cyril Dion et Mélanie Laurent
Quelle planète pour demain ? Quel avenir pour nos enfants ? L’accord conclu à l’issue de la COP21, le 13 décembre dernier, n’enlève rien à la pertinence de la démarche sous-tendant ce documentaire remarquable. Cyril Dion et la comédienne Mélanie Laurent refusent la lamentation sur la dégradation de l’environnement et les désordres climatiques. Ils décident d’aller à la rencontre des hommes et des femmes qui, partout à travers le monde, mettent en pratique des solutions qui marchent. Au terme de leur périple dans dix pays, ils regroupent les expériences collectées auprès de communautés humaines et nous les présentent par grands chapitres, recoupant les 5 principaux enjeux de notre siècle à leurs yeux : agriculture, énergie, économie, démocratie, éducation. Ils abordent chaque question avec les mêmes principes de mise en scène : montrer les résultats, faire parler les acteurs et compléter les explications par des graphiques en surimpression.
L’ordre choisi dans la présentation des enjeux (de l’agriculture à l’éducation !) n’est pas le fruit du hasard car le dialogue intelligent et pragmatique instauré avec nous, les spectateurs, refuse le catastrophisme anxiogène et le fatalisme. Les solutions concrètes, vivantes, s’appuient sur la mobilisation de citoyens passés à l’action après une prise de conscience.
A sa façon, modeste et démonstrative, « Demain », filmé à hauteur d’hommes, incarné dans des modes de vie et des cultures très diverses, redonne toute sa noblesse à l’engagement citoyen et à son impact politique. Un documentaire instructif, plein d’un optimisme tonique.
En complément, deux ouvrages : ‘Demain, un nouveau monde en marche’ de Cyril Dion, la genèse du film, la démarche, les découvertes et les prolongements scientifiques –‘Demain, les aventures de Léo, Lou et Pablo à la recherche d’un monde meilleur’ de Mélanie Laurent et Cyril Dion-Actes Sud Editions
Au-delà des montagnes de Jia Zhang-Ke
Sans doute pouvons-nous réjouir aussi de la bonne nouvelle : pour la première fois, les spectateurs chinois sont autorisés à voir, comme nous, le dernier et magnifique film de Jia Zhang-Ke ! A 45 ans, le cinéaste chinois possède à son actif de nombreux documentaires et plusieurs fictions cinématographiques, -dont « A Touch of sin », Prix du scenario au Festival de Cannes en 2013-, tous interdits de diffusion dans son propre pays. Il est difficile en effet pour le pouvoir en place d’accepter le potentiel de subversion d’une œuvre entièrement dédiée à l’exploration en profondeur de la société chinoise. Inspirés d’histoires vraies, parfois nourris de faits divers, les films de Jia Zhang-Ke, dans un renouvellement constant des inventions formelles, mettent au jour la violence inhérente à l’organisation sociale, la souffrance infligée à tous les oubliés et les laissés-pour-compte du ‘miracle’ chinois. Avec « Au-delà des montagnes », le cinéaste décline à sa façon le mélodrame, embrassant sur trois décennies le destin de quelques personnages, tragiquement pris dans la mécanique de la grande histoire de la Chine et de ses accélérations temporelles.
De l’orée des années 2000 à l’horizon 2023, d’un village natal chinois, Fenyang, à une grande métropole en Australie, terre d’immigration, Jia Zhang-Ke nous embarque dans le temps et dans l’espace, au fil des métamorphoses de Tao et des soubresauts de son existence tragique. Tao (subtilement interprétée par Zhao Tao, actrice fétiche et épouse du réalisateur) est en effet successivement une jeune fille -tiraillée entre deux soupirants et amis d’enfance, Zhang le riche déjà propriétaire d’une station d’essence, et Liang, le pauvre, employé à la mine-, mariée à l’arriviste conquérant et mère d’un fils prénommé Dollar par son père, puis divorcée et séparée des deux hommes (partis pour Shanghai avant de s’installer en Australie), et finissant sa vie seule en Chine.
Les deux premières époques, échelonnées sur une dizaine d’années, consacrent l’ascension sociale du mari de Tao, un enrichissement tel qu’il rachète entre autres acquisitions la mine où est employé son ancien rival et ami. L’arrogance et le cynisme du nouveau riche conduisent au licenciement de Liang. Nous retrouverons plus tard ce dernier, gravement malade, au comble de la déchéance, revenant avec son épouse et leur bébé dans leur ancien appartement qui n’est plus qu’une ruine désaffectée. De son côté, dans une demeure luxueuse, Tao élève un fils qui très vite lui échappe. Le père décide d’une scolarité supérieure à Shanghai pour qu’il apprenne les lois du marché et la langue anglaise. Plus tard, lors de retrouvailles bouleversantes, Tao apporte de l’argent à son ancien amoureux souffrant et démuni pour qu’il puisse se soigner.
Des écarts de destins, des ruptures dramatiques (comme la séparation entre une mère aimante et un fils apparemment indifférent), des amours impossibles…Les figures du mélodrame mettent ici en lumière les changements rapides engendrés par l’essor économique et leurs conséquences dévastatrices sur les histoires individuelles, souffrances intimes, destructions psychiques et amnésie culturelle.
L’épisode futuriste, situé en Australie, lieu d’immigration de Zhang, devenu prince de la finance et mafieux détenteur d’armes, est à ce titre éclairante. Dans l’appartement clinquant où l’homme, vêtu à l’occidentale, se pavane, le conflit avec son fils Dollar est patent et la rupture consommée. Le garçon adulte semble à la recherche encore de lui-même dans ce pays qu’il n’a pas choisi. Sa liaison avec une femme plus âgée que lui (et dotée d’une certaine ressemblance avec sa mère) le fait vaciller : à une question sur ses origines, il répond qu’il ne sait pas et qu’il n’a pas de mère. Après le décentrage du récit (avec ce focus sur le fils en perdition), le drame rejoint le village chinois où Tao vieillit seule, entretenant les souvenirs de sa jeunesse amoureuse, dans une sorte d’harmonie avec sa culture. En un l’ultime plan, nous la voyons promener son chien, puis s’immobiliser et se mettre à danser dehors, tout son corps chaloupant en un mouvement lent d’une grâce infinie, comme la reprise douce de la danse collective du night-club de son enfance.
En un raccourci saisissant, Jia Zhang-Ke figure ainsi la conscience du temps chez son héroïne, celle qui a choisi de rester fidèle à ses engagements, quel qu’en soit le prix affectif et moral tandis que la machine économique, dans sa marche folle, métamorphose les paysages et les villes et détruit le cœur des hommes. ‘Ayant vécu toute mon existence en Chine, je suis très conscient des mutations foudroyantes qu’a connues le pays dans le domaine économique, mais aussi pour ce qui est des individus. Tous nos modes de vie ont été bouleversés avec l’irruption de l’argent au centre de tout’, confie le cinéaste. Avec « Au-delà des montagnes », Jia Zhang-Ke invente un mélodrame majestueux et nous ouvre les yeux.
« Au-delà des montagnes, film de Jia Zhang-Ke-Sortie le 23 décembre
Sélection officielle, festival de Cannes 2015
Samra Bonvoisin